Festival des 3 continents 2001

Sans le festival des Trois Continents de Nantes, le cinéma asiatique « d’ auteur » n’aurait sûrement pas eu la renommée qu’il a maintenant. Car les Wong Kar-Wai, Hou Hsiao-Hsien, Tsai Ming-Liang, Edward Yang ou Fruit Chan ont été en grand partie révélés par Alain Jalladeau, infatigable voyageur qui s’occupe de la partie asiatique du festival (son frère Philippe traitant de l’Afrique et l’Amérique Latine). A titre d’exemple, Nos années sauvages était à Nantes en 1991 et Les rebelles du Dieu Néon, premier Tsai Ming-Liang, en 1993. Le festival est plus connu en Asie qu’en France, car nombre de ses auteurs doivent leur survie grâce à lui. Seuls les spécialistes du cinéma d’Asie, Amérique Latine et Afrique reconnaissent que, en France, Nantes défriche et les autres suivent, ce depuis 23 ans. Un jeune réalisateur peut préférer la convivialité de Nantes au barnum d’un grand festival. De plus, Nantes a un vrai public, des habitués ou des scolaires qui remplissent les salles et foutent parfois le boxon si c’est « un film iranien chiant », mais s’il n’y a qu’un seul crétin de 15 ans qui a une révélation devant un mélo coréen (j’en sais quelque chose…), c’est gagné. C’ est pourquoi Nantes peut encore, malgré la concurrence de Locarno ou autres, découvrir en exclusivité des auteurs.

La compétition

Sur les dix films en compétition, six autres étaient asiatiques, plus un iranien, le Grand Prix, Delbaran, d’Abolfazl Jalili. On le met de côté parce qu’il faut bien tracer une frontière, mais sachez juste que Jalili n’a rien à voir avec Kiarostami ou Makhmalbaf and co, qui commencent à nous ennuyer sévère. Ses films, y compris ce dernier, sont des œuvres uniques d’un grand cinéaste, proche d’un peintre. On met aussi de côté les deux indiens (Calme et Dekha), de toutes façons on ne les a pas vus, et ce qu’on nous en dit confirme que le cinéma « d’auteur » indien est trop convenu. On préfère leurs comédies musicales.

La Comédie Humaine

L’auteur révélé cette année par le festival est Hung Hung (un pseudo, bien sûr), auteur de La Comédie Humaine, prix du public et gagnant à l’applaudimètre. Hung Hung est connu à Taiwan pour avoir écrit des recueils de poèmes ou nouvelles, dirigé des pièces de théâtre et co-écrit A bright Summer Day et Confucius chez Confucius de son pote Edward Yang. Le premier film de Hung Hung, L’amour des Trois oranges, avait été remarqué en 1999. Son deuxième, La comédie humaine, surprend par son ambition, son souffle romanesque, ses capacités en comédie et son rythme parfois alerte. Il sort du moule « auteur de Taiwan » mais reste profondément taiwanais avec sa lumière si typique (douce, diffuse) et sa structure complexe, en sept parties mélangeant quatre intrigues et une dizaines de personnages : Yi Yi n’est pas loin. La Comédie Humaine est moins cohérent et familial, mais parce qu’il cherche à faire le portrait d’une ville et à faire coller le style au propos. Il y a une séquence en DV et une partie très burlesque, entre autres filmée du point de vue d’un cafard (très grand angle !). La première partie est émouvante et saugrenue : c’est le portrait d’une midinette fan de Tony Leung (Chiu-Wai), mais en chanteur ! Rarement ce genre de cas (qui résonne avec force ici, en pleine folie Loft Story/Popstars) avait été traité avec autant de finesse, jusque dans les détails les plus « vécus », comme dans cette scène où la fille a un disque gravé de rechange, pour remplacer un qui plante. Le reste du film est tout aussi subtil, amené par des transitions brillantes. Cette comédie humaine est un vrai bonheur.

Seafood et Conjugaison

Le festival a donné de bonnes nouvelles du cinéma indépendant chino-HK, c’est à dire chinois dans l’âme et clandestins à cause de leur propos, donc pas produits par la Chine officielle, avec deux premiers films très prometteurs, mais qui se délitent avant la fin. Seafood, de Zhu Wen, fait se rencontrer une demi-prostituée venue se suicider dans une station balnéaire glauque avec un policier responsable de cette station. Le début prend aux tripes, les deux acteurs sont excellents et le film cherche de l’humour dans cette situation scabreuse (excellente tirade sur les mérites, y compris sexuels, des fruits de mer). Conjugaison, de Emily Tang, se passe à Pekin en 1990, c’est à dire après la répression de Tien An Men. Un groupe d’étudiants militants essaie de survivre en se faisant oublier et en se souvenant d’un ami « disparu ». Parmi eux, un couple veut construire un amour précaire. Conjugaison fourmille de bons moments, ne serait-ce que parce que l’héroïne apprend le Français, et que les cours de Français là-bas essaient de présenter la France comme un pays de riches où ça licencie et on s’emmerde. C’est de la propagande « anti-impérialiste », mais en fait, ils n’ont pas tort ! Petite anecdote : la réalisatrice a accouché chez elle pendant la présentation du film au festival. Belle double naissance.

Insecte Nuisible

Insecte Nuisible était le seul film japonais, mais il symbolise à lui seul la suprématie actuelle du jeune cinéma nippon, le plus libre et violent du monde pour le moment. Comme ce chef d’œuvre nous a bouleversé, voir la critique plus longue. Le réalisateur, Akihito Shiota, avait prévenu que son film était comme sa jeune héroïne, « rebelle, maladroit et mettant mal à l’aise ». Il a raison, sauf pour le « maladroit ». Plusieurs spectateurs ont détesté le film, mais au moins autant ont adoré, c’est bon signe. De nouveau un ragot, dit par le réalisateur sur la scène, en recevant le Prix d’interprétation pour son actrice Aoi Miyasaki. C’est la fille muette qui illuminait déjà Eureka. Il lui a offert en cadeau d’anniversaire, puisque le prix a été remis le 27 novembre et qu’elle a eu 15 ans le 30. Joyeux anniversaire, Miyasaki, et reste une actrice d’exception, même si ça doit pas être facile à porter si jeune.

La rétrospective de Wu Xia Pian

 

Transition sentimentale pour venir au morceau le plus sentimental de cette 23ème édition, une rétrospective événement de Wu Xia Pian. Elle a ravi d’un côté les fans, parce que la plupart n’avaient jamais été montré sur grand écran en France, et de l’autre les néophytes, qui ont pu découvrir là du très grand cinéma. Les scolaires ont adoré, certaines jeunettes ont été un peu choquées parce qu’elles ne pensaient pas que ça giclait autant, et comme dans toute grande séance de film de genre, les commentaires fusaient, jusqu’à friser la castagne parce qu’un puriste ne supportait pas qu’on trouve ça drôle. Ne manquait que la bière, mais la sueur y était, because climatisation en panne.

La rage du Tigre

Je fais partie de ces néophytes et je sais que nombre des lecteurs de cet article sont des spécialistes, donc excusez le regard naïf. Je suis plutôt fan de westerns américains, et ces films mélangent de façon sidérante toutes les époques du western (du classique au spaghetti) aux traditions chinoises. J’ai commencé par La rage du tigre, ça fait un choc. C’est un pur chef d’œuvre, avec son début comme du théâtre nô, la musique Ennio Morriconienne (attention, le héros arrive, tintintin !), sa réalisation façon Peckinpah mais les ralentis pompeux en moins, cet incroyable décor final, les tombereaux de méchants qui sortent de tous les coins (John Woo, copieur !), les effets gore et en même temps l’imperturbable sérieux du héros, même si par la suite, j’ai trouvé que Wang Yu était encore plus fascinant dans le registre « zéro émotion ».

L’auberge du dragon, L’épéiste manchot, Le trio magnifique, L’hirondelle d’ or

Après celui-ci, tout n’était que bonnes surprises. L’auberge du Dragon de King Hu vaut un grand western de John Ford, la copie était magnifique, la grande classe. Dans les autres Chang Cheh, Le Trio Magnifique plante déjà son style, L’épéiste manchot m’a semblé moins bon que La rage du Tigre, mais L’hirondelle d’or est un autre sommet. Le générique, avec les caches, est un sublime exercice de style. Puis tout est jouissif, parce que beau et démesuré, jusqu’aux couchers de soleil assumés avec une parfaite sincérité. Cheng Pei-Pei est adorable, virevoltante, conquérante. Aucun film occidental n’avait donné de rôle comparable à une femme à cette époque (1968, tiens, que se passait il en France alors ?), et aucun film d’action américain, à part ceux de James Cameron, ne l’a encore fait. Cette égalité de traitement entre hommes et femmes frappe et bouscule bien des préjugés sur le machisme des asiatiques.

Lame Froide

J’avais donc révisé les classiques, restaient les perles : Lame froide de Chu Yuan (1970), virevoltant, kitsch, hilarant, avec des éclairs d’inspiration incroyables, sa fin totalement abstraite, du bonheur en barres. La rage du tigre était énorme, Lame froide est Hénaurme, le Siergo Leone du Wu Xia Pian.

The enigmatic case

Mais il y avait encore plus surprenant. L’énigme (The enigmatic case), la curiosité que les fans attendaient, le premier Johnnie To. Je ne pourrais pas dire si on sent déjà « son » style, mais du style, c’est peu dire qu’il y en a : un combat dans une grotte se déroule dans le noir presque total, personne n’avait jamais osé le faire, c’est sublime, crépusculaire, on dirait des fantômes en enfer. Le combat final est d’une rare sauvagerie. A la fin, les hommes sont au ralenti mais leur respiration, énorme, exprime l’effort. C’est deux Titans, presque deux plaques tectoniques d’une puissance inouïe. Le film verse souvent, ainsi, dans la poésie totale. Qu’il soit au ralenti ou en accéléré, le rythme est toujours parfaitement maîtrisé et d’une infinie variété. Il y a d’autres sujets de ravissement : ça se passe on ne sait trop où (la Thaïlande ?), avec une actrice (Cherie Cheung, mimi) qui a l’air vaguement indienne, c’est souvent un pur film d’aventures avec radeau emporté dans la rivière en furie en même temps qu’une chronique paysanne, on ne comprend rien à la fameuse énigme, mais on a voyagé très loin, et qu’est ce qu’on se marre.

Le reste de la rétrospective

La rétrospective comprenait aussi Romance of book and sword (Ann Hui, 1985), surprenant dans sa façon de tout faire en décalé et avec ses fulgurants éclairs d’inspiration (quel début !). Mais seule la première partie était arrivée, crétins de producteurs ! Il y avait aussi Butterfly Murders et The Blade de Tsui Hark, qu’on ne présente plus et que j’aurai bien revus en grand écran. Je n’ai pas vu Mad, mad, mad sword (Wang Tianlin, 1969), mais il parait que c’est drôle, ni The Sword de Patrick Tam (1980). Parce que trois films par jour en moyenne, c’est bien, mais pour tenir une semaine, c’est dur de faire plus. Il fallait aussi en discuter autour d’un verre, spéciale dédicace aux fanas de HK qui m’ont donné une liste de titres de films « à rattraper ». A noter que le programmateur souhaitait avoir Come drink with me ou d’autres incontournables, mais les producteurs de HK n’ont pas vu le fric qu’il y avait à se faire dans l’histoire, alors ils n’ont pas voulu donner plus de films. Bande de rapiats, comme si ça servait à quelque chose qu’ils restent dans les boites, vos films !

Un OVNI de Malaisie, Ouvrir le feu

Le festival n’a pas pu, non plus, faire comme ils le souhaitaient leur rétrospective du cinéma de Malaisie, centrée autour du réalisateur Ramlee bin Puteh, alias P. Ramlee. Seuls restaient trois films de U-Wei bin Hajissari (pas vus, mais le mec avait la tête la plus marrante du festival) et un docu-fiction, Ouvrir le feu, sur les transsexuels. Un sujet culotté, réalisé en lousdé par un groupe d’étudiants dans un but pédagogique, avec 6000 dollars. Le résultat est passionnant d’un point de vue ethno-journalistique, mais mauvais cinématographiquement, car filmé comme un soap thaïlandais. C’est quand même un drôle d’OVNI. Le gouvernement malais n’a pas laissé sortir les copies des autres films et bloqué les visas. Ce genre de conflit diplomatique arrive souvent dans ce festival. Cela nous rappelle que la liberté d’expression est un combat sans fin. Et si c’était cela, le vrai sujet des Wu Wia Pian ?

date
  • décembre 2001
crédits
Festivals