Alors qu'Amer Béton (Tekkon Kinkreet), nouveau film du Studio 4°C, inspiré du manga du même nom de MATSUMOTO Taiyô sort le 2 mai 2007 en France, il est bon de se pencher à nouveau sur le film précédent du studio qui ne connut pas les honneurs du grand écran hors du Japon.
Avant de s'intéresser à l'adaptation pour le cinéma, une présentation du manga original s'impose, car la question est légitime : Quelles sont les œuvres qui peuvent bien interpeller de grands créatifs comme MORIMOTO Kôji et ses acolytes du Studio 4°C ? La réponse pourrait tenir en deux mots : Mind Game.
Un auteur discret. Une œuvre à part.
Mind Game est un manga absolument hors-norme. Il fut publié entre janvier 1995 et mars 1996 dans le magazine Comic Are ! avant de connaître une édition en trois volumes dans la collection Magazine House de l’éditeur Kôsaidô. Cette édition est aujourd’hui épuisée, et la rareté aidant, ce titre était presque devenu une légende tant il était difficile de mettre la main dessus. En 2004, grâce au studio 4°C ce manga fut réédité en un seul volume, conjointement à la sortie du film Mind Game.
On doit ce manga au dessinateur Robin NISHI qui a commencé sa carrière dans les années 90. Il fonde alors avec les auteurs TANAKA Katsuki et WAKABAYASHI Kenji, le collectif Tôkyô Busters et commence à être publié dans le magazine Young Comic. En plus de Mind Game, il a également dessiné des titres comme Soul Flower Train, Robin Nishi no go ! go ! hatsu taiken otoko no doahô report (Go ! Go ! Essai abruti sur les premières expériences d’un homme, par Robin Nishi), Chûgaku banchô nippon ichi kettei-sen (Bataille décisive pour le titre de meilleur collégien délinquant du Japon) et Poe-yan. Cet auteur se fait discret mais ne profite pas moins d’une bonne réputation parmi certains des artistes les plus remarquables de sa génération.
Celui-ci raconte que Mind Game ne devait être à la base qu’un one-shot improvisé de quelques pages, mais happé par son histoire, il ne put s’arrêter. Il eût donc l’autorisation de son éditeur de prolonger son récit qui se termina finalement trois volumes plus tard.
How are you wired ? Deprogram yourself !
Mind Game raconte l’histoire de NISHI Junji, dix neuf ans, un jeune homme qui veut devenir mangaka mais n’a pas fait grand chose de sa vie jusqu’ici. Il est amoureux depuis son plus jeune âge de sa camarade UCHIDA Myon. Il a bien réussi à lui avouer son amour au collège, mais leur relation ne s’est jamais concrétisée. Un soir, alors qu’il vient de raccompagner Myon qui s’est foulée la cheville, au restaurant de yakitori familial, deux malfrats entrent dans le dit restaurant pour récupérer l’argent que le père endetté leur doit. La situation dégénère et NISHI termine sa pitoyable vie un canon de revolver entre les fesses, et une balle qui lui ressort par la tête, après s’être frayée un chemin en remontant le long de sa colonne vertébrale.
NISHI est mort et bien mort. Une entité étrange qui ne cesse de changer de forme, que l’on pourrait appeler Dieu, lui fait bien comprendre à quel point sa mort a été misérable en lui projetant d’innombrables fois la scène de ses derniers instants terrestres. Alors qu’il est sur le point d’accepter son sort, NISHI a un sursaut et décide de revenir dans ce monde pour cette fois pouvoir agir avec bravoure et courage.
Et effectivement, il reprend conscience, bien vivant, le canon toujours blotti entre ses fesses, quelques instants avant le moment fatidique. Mais cette fois, il ne se laisse pas faire et arrive à s’échapper avec Myon et sa grande sœur Yan. S’ensuit une course poursuite échevelée avec les gangsters en voiture et en bateau. Alors que celle-ci semble s’achever car NISHI est bloqué de toutes parts, une énorme baleine surgit dans la baie d’Ôsaka et engloutit le petit groupe.
Dans la baleine, ils rencontrent Yè, un vieux pirate chinois qui arrive à bredouiller le japonais car il a aimé une japonaise dans sa jeunesse... avant de passer trente ans dans le ventre de l'animal. Pris au piège de ce refuge de fortune, munis seulement d’une radio qui a émis deux fois en trente ans, les jeunes gens sont bien obligés de s’adapter à la situation.
C’est alors qu’ils vont tous être sujet à plusieurs éveils successifs. Pourquoi voir forcément la situation d’un œil négatif ? Tout est une vue de l’esprit, si l’on décide de percevoir les choses d’une manière positive, il y aura toujours moyen de trouver un point auquel se raccrocher. Il suffit de décider que la situation dans laquelle on se trouve est un jeu. Plus tard, NISHI aura une autre révélation mystique, le monde n’est que pure énergie. Il n’est qu’une « énergie vibrante » qui n’est ici bas que pour évoluer. Par ailleurs, NISHI et Myon finissent par se rapprocher, et même par se marier, la petite communauté se transforme en un groupe qui rappelle furieusement l’idéal hippie.
Alors qu'ils découvrent tous la paix intérieure, une communication radio impromptue leur parvient : La baleine se rapproche de la baie d’Ôsaka une nouvelle fois et va faire surface. Il s’agit sans doute de leur seule chance de sauvetage. Le groupe, sans hésiter, décide de sauter sur l’occasion et de tenter le tout pour le tout. Alors qu’ils sont près de la sortie, chacun s’imagine les innombrables futurs potentiels qui s’offrent à eux. Par exemple NISHI pourrait devenir un mangaka à succès sous le nom de Robin NISHI, Myon pourrait fonder une famille, ou bien encore Yan pourrait devenir une artiste accomplie et développer un contact avec les animaux hors du commun. Alors que tout semble s’arranger pour nos héros, le futur s’ouvre devant eux et quoi qu’il advienne, ils sont tout simplement heureux de faire partie de ce monde. L’histoire ne se finit pas, elle ne fait que commencer.
Évolue !
Ce qui frappe dans ce manga, la première fois qu’on ouvre ce gros pavé, c’est son graphisme. Aux antipodes d’une stylisation classique, voire archétypique de ce que le grand public peut s’imaginer par le terme (aux acceptions tellement floues chez nous) de manga. Ce graphisme donne en partie son aspect excité à l’histoire. Le lecteur est totalement désorienté par ce dessin qui semble tellement improvisé, gribouillé à toute vitesse et d’une spontanéité désarmante. Mais ce style prend vite ses marques. L’histoire reprend le dessus, tout comme NISHI reprend le contrôle de sa vie. Ce dessin nous raconte quelque chose, et qui plus est, y met de l’humour. Certes, ce n’est pas un humour des plus directs, mais quelque chose de plus subtil, tout en décalage et en finesse. Par exemple, la seule chose que le grand-père pourra faire quand il rencontre les jeunes gens, c’est de bafouiller : « J’ai... j’ai... j’ai une radio ! ». L’auteur s’amuse aussi à glisser quelques références au long de ses planches, comme une parodie de la célèbre et ultime planche du manga Ashita no Joe pour exprimer le sentiment d’épuisement d’un des personnages. Si l’on rajoute à cela, les trips souvent psychédéliques (bien qu’entièrement en noir et blanc) de l’auteur, il est facile de comprendre ce qui a pu amener de nombreux artistes, aux univers eux aussi décalés, à s’intéresser à cette création.
Les textes eux aussi sont soigneusement étudiés. Les personnages parlent le langage fleuri et particulièrement chaleureux d’Ôsaka. Le grand-père, chinois d’origine, ne « parle » japonais qu’en katakana, syllabaire destiné à transcrire les mots d’origine étrangères, ici un procédé pour rendre étranger des mots familiers. Ce genre de subtilités, évidemment difficilement transposables en français, participent de la richesse de ce manga.
Faisant figure d’ovni dans le paysage du manga tel qu’on pourrait penser le connaître, Mind Game est une aventure à découvrir. Il serait évidemment facile de se laisser rebuter par un graphisme loin de tout canon classique, ou par une histoire échevelée. Mais une fois que l’on a assimilé ce changement de ton, on se laisse enchanter par la fantaisie et l’imaginaire déjanté de cet auteur. Si vous voulez découvrir un autre visage du manga, celui qui prouve que la bande dessinée japonaise peut-être extraordinairement créative, jetez-vous dessus. Malheureusement, ce volume n’est disponible qu’en japonais. Devant l'indifférence qu'a suscité le long métrage tiré de ce manga, tout espoir est-il perdu de découvrir un jour en français cette histoire ?
En effet, le film Mind Game réalisé par le studio 4°C en 2004 n'a été projeté que rarement en dehors du Japon, bien que jouissant de bonnes critiques de la part de ceux qui ont pu voir ce long métrage plus que surprenant.
Le Studio 4°C
Le Studio 4°C a été fondé en 1986 à l’instigation de MORIMOTO Kôji, à l’époque surtout connu pour avoir été co-directeur de l’animation sur Akira, SATO Yoshiharu (animateur qui a travaillé sur les personnages de Mon voisin Totoro) et la productrice TANAKA Eiko qui, elle, avait officié sur des grands films comme Kiki, la petite sorcière et Mon voisin Totoro. Ces trois personnes se sont retrouvées durant la production de Kiki, La Petite Sorcière et décidèrent par la suite de monter une structure indépendante qui pourrait financer certains projets personnels. Le nom du studio lui-même se veut être une référence à un courant d’air frais qui soufflerait sur l’animation, à quatre degrés Celsius donc. On ne peut s’empêcher alors de penser à un autre géant de l’animation qui a pris un nom aérien : Ghibli, un vent chaud qui souffle dans les déserts africains. 4°C est également la température à laquelle l'eau liquide est la plus dense.
Le studio fut pendant longtemps cantonné à ne produire que des courts métrages, mais il a récemment pu se développer. Leur premier long métrage fut Arete Hime (Princesse Arete) réalisé par KATABUCHI Sunao en 2000. Les participations du studio à Memories (1995) et plus récemment à l’omnibus Animatrix (2003), furent très remarquées et leur permirent de développer leur réputation. En 2004, avec Mind Game, le Studio 4°C signe là un film très ambitieux.
Le projet Mind Game remonte à la découverte du manga par MORIMOTO Kôji qui s’empressa alors de faire lire cela autour de lui, et particulièrement à un jeune animateur montant : YUASA Masaaki.
L’amour du mouvement.
YUASA est quelqu’un qui a toujours été fasciné par le mouvement, et ce depuis qu’il a découvert Le château de Cagliostro, réalisé par MIYAZAKI Hayao en 1979. C’est là une de ses particularités : il préfère un dessin hésitant mais qui bouge bien à un dessin magnifique et particulièrement détaillé, mais qui sera impossible à animer.
Il se démarque réellement en 1990 avec ses premiers travaux en tant qu’animateur sur les différentes adaptations télévisées ou cinématographiques de Chibi Marukko-chan. Il marquera surtout le public grâce au travail fourni, tout au long des années 90, sur l’adaptation en série télévisée de Crayon Shin-chan qui narre les aventures du jeune Shinnosuke dont une des activités favorites est de montrer son postérieur sans retenue. Le ton insolent de la série, mais également les mimiques inimitables qui donnent vie à Shin-chan, assurent à celle-ci un succès constant depuis des années. Il ne faudrait pas que le sujet léger de Crayon Shin-chan fasse oublier le talent de YUASA.
Celui-ci avoue lui-même qu’il aurait du mal à s’adapter à un style graphique très poussé. Il n’est pas « dessinateur » mais réellement animateur. Il possède un génie pour capter le mouvement, le déformer, en explorer toutes les possibilités.
On pourra également noter dans sa filmographie plus récente, sa collaboration en tant qu’animateur clé au film de TAKAHATA Isao Mes voisins les Yamada (Hohokekkyo Tonari no Yamada Kun) en 1999, sa participation en 2001 à l’adaptation en moyen métrage de Nekojiru-sô (Cat Soup) sur de nombreux postes (storyboard, scénario, direction de l’animation) et toujours la même année, en tant qu’animateur clé, à un court métrage destiné au musée Ghibli : Kujiratori. Dernièrement, dans la foulée de Mind Game, YUASA a surtout signé la réalisation d'une série télévisée en 13 épisodes produite par le studio Madhouse en 2006 : Kemonozume. Cette série réunissant la crême des animateurs confirme ainsi la nouvelle maturité en tant que réalisateur de YUASA, ce dernier y faisant preuve d'une habileté particulière pour emballer un récit mêlant fantastique, humour, romance et sexe de façon totalement décomplexée.
Mais revenons un peu en arrière. En 1997, MORIMOTO invite YUASA à travailler sur son projet Noiseman Sound Insect (Onkyô Seimeitai Noiseman), MORIMOTO lui confie le layout, le character design et la direction de l’animation sur une bonne partie du film. La collaboration se révèle très fructueuse et le film est un succès malgré sa faible diffusion. En 2001, la productrice TANAKA Eikô veut adapter Mind Game, mais tout d’abord sous la forme d’un film en prise de vues réelles qui intégrerait des scènes d’animation, et pour ces scènes les confier à YUASA. Finalement ce dernier réussit à renverser la vapeur et à transformer cette adaptation uniquement en dessin animé, mais où les prises de vues réelles réapparaissent de manière surprenante. Mind Game est le premier film de YUASA en tant que réalisateur, mais après son expérience sur Nekojiru-sô, celui-ci était bien armé pour mener son projet visionnaire à bon terme.
Le film
Le film est donc la rencontre entre l’imaginaire farfelu de Robin NISHI, un phénomène en soi, et un animateur tout aussi exceptionnel qui a parfaitement su retranscrire à l’écran, et transcender, cet univers si particulier.
YUASA reste relativement fidèle au manga de NISHI, tout en y ajoutant quelques modifications pour ne pas perdre le spectateur en cours de route. Le fond reste à peu de choses près identique. Ainsi, certaines scènes, comme la course poursuite qui se termine dans le ventre de la baleine, ou bien encore la scène finale absolument hallucinante où le groupe essaye de s’extirper du ventre de l’animal, sont librement adaptées par YUASA. Celui-ci apporte également quelques modifications à la psychologie des personnages.
Dans le manga, NISHI est désespéré d’être mort, mais après son entrevue avec l'entité mystique, s’en va pour être réincarné et faire mieux dans une prochaine vie. Dans le film, au contraire, NISHI est justement désespéré car Dieu lui annonce qu’il n’y a pas d’espoir de réincarnation possible. Il décide alors de tromper la mort pour s'accorder lui-même une seconde chance. Il en est de même pour la motivation qui pousse le groupe à sortir de son petit monde. Dans le manga, il s’agit d’une volonté de revenir à l’extérieur, un choix à faire instantanément, une occasion qui ne se représentera sûrement plus, alors que dans le film, il s’agit d’une nécessité impérieuse : l’animal se meurt et va bientôt sombrer dans les profondeurs. Si les motivations sont légèrement différentes, le message optimiste reste le même : avec de la volonté, on peut changer, et le principal reste d’avoir essayé, rien n’est jamais perdu.
Mais outre ces légères différences scénaristiques, Mind Game est avant tout une expérience visuelle où de nombreuses techniques se côtoient sans jamais rentrer en conflit et toujours au service de la narration. Parfois le dessin laisse place aux photos des propres doubleurs pour exprimer une émotion ou un décalage avec le monde environnant. Les doubleurs ont donc d’autant plus d’importance car ils sont parfois « réellement » à l’écran. Ce sont également leurs voix qui donnent ce ton chaleureux si caractéristique de la langue d’Ôsaka.
Plusieurs fois dans le film, des scènes de pur délire visuel nous sont proposées, notamment quand le groupe vit au quotidien dans la baleine. Ce sont dans ces moments (généralement absents du manga) que YUASA expérimente et se lâche complètement pour nous enchanter, pour nous troubler. C’est un véritable challenge formel qui nous est présenté, tout en étant au service d’une narration et d’une volonté de divertissement absolue.
Mind Game est une expérience qui marque, qui redéfinit les limites de tout ce qui est connu jusqu’à présent en animation. Alors que les derniers grands projets en date se sont révélés les uns après les autres des colosses aux pieds d’argiles (Steamboy et ses problèmes de rythme, Innocence et sa philosophie qui tourne en rond, Le château Ambulant qui est un très beau film mais où MIYAZAKI n’apporte pas grand chose de nouveau sur son monde, si ce n’est une réflexion sur la vieillesse, Mind Game se présentait comme une alternative innovante, audacieuse, une véritable bouffée d’air frais dans le monde de l’animation. Ce qui était le but du Studio 4°C depuis le départ. Malheureusement le film fut boudé pour des raisons mystérieuses et ne connut aucune grande exploitation internationale. En attendant, ce chef-d’œuvre est à découvrir dans sa version DVD japonaise qui est fort judicieusement pourvue de sous-titres anglais.
En 2007, le Studio 4°C revient sur le devant de la scène avec son nouveau long-métrage, Amer Béton, réalisé par l'américain Michaël ARIAS qui rend d'ailleurs hommage explicitement à Mind Game dans son film. Et la relation entre le film d'ARIAS et le film injustement oublié de YUASA est certainement un élément à ne pas oublier.
Traducteur et interprète, travaillant notamment en tant qu'adaptateur pour le doublage de dessins animés japonais, Emmanuel PETTINI écrit régulièrement pour divers supports dont le magazine Animeland.
© 2004 MIND GAME project / Robin NISHI - Asuka-Shinsha