Des hommes devenues machines... pour toujours
S21 ne cherche pas le coeur ou les sentiments, jamais et heureusement pour un sujet aussi grave. S21 montre très froidement des témoignages et une reconstitution minutieuse au sein même d'un lieu au souvenir abominable. Il s'attarde même et peut-être trop sur ces tortionnaires et la mécanique bien huilée de leur "travail" et délaisse un peu du même coup les victimes comme le peintre en particulier, d'une bonté renversante, qui tente d'extraire les raisons de cette folie au plus profond du reste de coeur de ces hommes étiquetés ennemis. Ces hommes qui ont vraiment du mal à montrer le moindre sentiment humain et ne lui offrent aucune réponse puisqu'ils se placent en victimes du système. "A cette époque, je ne voyais pas aussi loin" répond un garde interrogé par le peintre sur une raison quelconque de ses actes. Manifestement, 20 ans après, ces gardes ont tout gardé de leurs automatismes. Ils se sentent encore chez eux en ces lieux désertés et il ne leur faut que quelques minutes pour être en adéquation parfaite avec leurs anciens rituels d'humiliation, de torture et de mort. Leurs origines, ç'est cette mécanique du parti, des enfants élevés à mettre les ennemis du régime d'un côté et eux de l'autre, élevés à ne plus voir des hommes en face d'eux mais de simples animaux.
Le réalisateur ne juge pas et sa caméra reste constamment distante, mais oppressante, avec ses plans éloignés ou ses faciès graves et perdus. Ma première impression est le difficilement supportable. Difficile d'apprécier un documentaire qui se veut lui même une machine, décortiquant une machine à tuer insensée par les seuls témoignages d'hommes tous blessés à vie, une vieille machine grippée, figée entre ceux qui cherchent un sens à tout ceci pour comprendre et ceux qui veulent surtout ne pas y donner de sens pour rester des hommes. Une mécanique qui peut être extrapolée à tant d'autres lieux de par le monde qu'elle en fiche le tourni.
Des animaux et des robots
De loin, le bâtiment paraît agréable, situé dans un lieu où la végétation et les oiseaux cohabitent en harmonie et que l’on peut contempler depuis le balcon de chaque étage. Pourtant, il y a 20 ans, 17 000 des 2 millions de cambodgiens tués au total y ont trouvé la mort après les pires sévices et tortures, et sans savoir pourquoi. Rithy Panh, qui se bat depuis des années tant dans ses fictions que dans ses documentaires pour ne pas que l’on oublie le génocide khmer, a choisi de réunir dans cette ancienne prison des tortionnaires et des victimes pour échanger leurs points de vue sur cette période de leur vie. A travers les témoignages, les analyses de documents retrouvés sur place et les reconstitutions de scènes de la vie quotidienne, les années de souffrance enfouies dans la mémoire de ces hommes réapparaissent à leurs yeux comme aux nôtres, dans toute leur horreur et leur absurdité.
Malgré le temps, les tortionnaires n’ont pas réussi à se débarrasser de leurs réflexes de robots meurtriers appris très jeunes, et se révèlent capables de les reproduire au mot et au geste près ; même s’ils avouent avoir été dupé par le régime, qui les faisaient remplir des cahiers entiers de dénonciation de prisonniers sans fondements dans le seul but de créer la terreur dans tout le pays, on a du mal à cerner chez eux du remords ou des regrets. Ils ont choisi d’obéir aux ordres et de respecter les procédures au pied de la lettre pour leur confort, trop effrayés qu’ils étaient de mourir. Face à eux, l’incompréhension des survivants est bouleversante ; à défaut d’une justice qui n’interviendra jamais pour punir les véritables auteurs de ces crimes contre l’humanité, ils cherchent dans cette confrontation des éléments de réponse à leurs questions trop souvent ressassées dans leur esprit, mais en vain. Traités comme des animaux pendant des mois – enchaînés, battus, insultés, à peine nourris pour des raisons encore obscures - , ils ne parviennent pas à faire le deuil de cette époque ni à passer l’éponge. Comment le pourrait-on ?
Devant cette misère psychologique infinie, le spectateur reste éberlué et a des frissons dans le dos. Que faire ? Comment réagir face à un tel désarroi ? Comment continuer à garder espoir dans une telle situation d’injustice ? Comment reconstruire une nation sur de tels fondements historiques ? Les questions affluent mais restent en suspens. Comme tous les témoins de ce documentaire, l’impuissance d’action reste le moteur d’une colère difficilement refoulée.
La Mécanique du Mal
Grand film contre l'oubli, S21 est d'abord une expérience cinématographique hors du commun, un film qui prend le spectateur quasi-physiquement, suscitant le malaise en permanence par son "économie" : économie du pathos, économie de la haine de la part des survivants -une telle situation pourrait donner lieu à un déversement de rancoeur, de haine, de désir refoulé de vengeance... Mais non ils restent là face à leurs bourreaux sans chercher ni à pardonner ni à oublier, juste à chercher à comprendre en vain ce qui peut faire qu'un homme perde son humanité-, économie des effets de mise en scène -qui crée la profondeur de champ, la durée lors des scènes de cellules rendant ces moments encore plus terribles par son impassibilité ou use avec pertinence des gros plans pour souligner un détail parce que c'est le sens du détail dans l'exécution de la mécanique de la machine de mort qui fait exploser à la figure du spectateur la barbarie à l'oeuvre-. Cette minutie d'un processus d'extermination était déjà présente dans Shoah mais l'apport spécifique de S21 au cinéma documentaire et au cinéma tout court c'est de donner à la voir.
Le génocide khmer, c'est la mort transformée en travail à la chaîne. Comme dans tout génocide, les bourreaux tentent d'ailleurs de s'abriter derrière l'obéissance aux ordres pour justifier le fait de ne pas s'être senti "en faute" lorsqu'ils ont commis leurs crimes contre l'humanité comme s'ils étaient finalement des ouvriers de l'extermination torturant comme d'autres assembleraient des pièces détachées. Sauf qu'ici des années après les "ouvriers" n'ont pas oublié l'enchaînement des tâches qu'ils devaient exécuter. Tout simplement parce que si leur cerveau voudrait effacer ces moments où ils ont perdu leur humanité leur corps n'a pas oublié lui et cette mémoire corporelle est d'autant plus terrible qu'indélébile. Ce surgissement de la mémoire corporelle est d'autant plus puissant qu'imprévu par le spectateur comme par le cinéaste: les toiles peintes représentant ce qui s'était passé dans la prison, la confrontation avec les victimes, le tout dans des lieux chargés de mémoire ont joué un rôle de catalyseur plus puissant que prévu.
Cet imprévu surgi des conditions de tournage et maîtrisé par un cinéaste, c'est aussi ce qui fait la magie des vrais chefs d'oeuvre cinématographiques, ce qui leur donne cette saveur si paticulière qui obsède le spectateur longtemps après le visionnage, cette cerise essentielle sur le gâteau de la maîtrise de la technique cinématographique et des émotions qui ne peuvent être exprimées pleinement que par le cinéma. Ce S21 d'une valeur intestimable sur le plan humain et cinématographique donne d'ailleurs son sens plein à un terme souvent employé à tort et à travers.
Mémoire d'une descente en Enfer
"Je ne veux pas me venger sur ces gens. Mais nous dire d'oublier, parce que c'est du passé...Ce n'est pas comme passer une mare et se mouiller, ça sèche et on oublie. C'est une histoire douloureuse, vraiment douloureuse et même vingt ans écoulés, c'est peu de temps. Ca n'a pas "séché"."
"Nay Nân était assez belle, j'éprouvais pour elle de l'amour et de la pitié mais à ce moment, elle était l'ennemie. Il était interdit d'avoir des sentiments pour les filles et interdit d'aimer une ennemie. Mon coeur me brûlait, j'étais plein de désir sexuel, j'étais furieux de ne pouvoir ni lui faire l'amour, ni la toucher, ça m'a énervé, j'étais plein de haine, et j'ai frappé l'ennemie. .
"Ici c'était très silencieux. Personne ne passait ni ne circulait. On transportait les détenus de Tuol Sleng à ici. Arrivés ici, à Choeung Ek, on démarrait le groupe électrogène dans la baraque pour qu'ils n'entendent rien, pour les rendre sourds. On reculait le camion jusqu'à la baraque, on remontait la bâche, on les jetait par terre et on les faisait entrer dans la baraque. Puis on les faisait sortir un par un, on notait les noms, on leur mentait [...] On mettait le détenu à genoux. Il avait les mains liées dans le dos et un kramar sur les yeux. On prenait une barre de fer et on frappait en visant la nuque. Il tombait face contre terre. Avec un couteau, on l'égorgeait."
D'une sincérité qui laisse blême, S-21 est un documentaire vérité d'une importance non négligeable. Des images qui restent ancrées dans l'esprit, inévitables car véridiques, comme ces gestes robotiques répétés toutes les minutes par un garde, reconstitués par ce dernier près de trente ans plus tard devant la caméra de Rithy Panh. Du côté des victimes et des bourreaux (aussi victimes de l'endoctrinement), personne n'a oublié.
Magnifique
Les principes de ce film peuvent paraitre énormes et infaisables : faire se confronter des victimes de torture ignobles à leurs bourreaux, faire rejouer à ces bourreaux leurs journées comme matons dans le lieu de leurs exactions... Le résultat est bouleversant de retenue et d'intelligence dans le cadre, à l'inverse de ce qu'aurait pu faire une télé américaine, par exemple. Aucun pathos, tous sont dignes et se parlent, comme les derniers survivants d'une apocalypse qui sont obligés de se rapprocher pour maintenir ce qui reste d'humain. On y apprend des choses à peine imaginables (des bourreaux de 13 ans...) et on nous rappelle que les dictatures les plus immondes entretiennent l'ignorance de leurs peuples. Les bourreaux sont ici à court de réflexion, ne sachant même pas pour quoi et pour qui ils devenaient des bêtes sanguinaires. Les scènes ou un tortionnaire rejoue son rôle de maton est terrifiante, car son jeu s'efface peu à peu, il est débordé par l'instinct et redevient la machine à tuer qu'il fut il y a trente ans. Il était alors un gamin paysan, à demi idiot, tué s'il n'obéissait pas aux ordres, on n'arrive pas à le condamner. Le lieu, cette école qui fut transformée en prison, aux murs banals et vides, est un cadre universel : cette histoire s'est passé en Allemagne, URSS, Indochine, Algérie, France, Bosnie et se prolonge encore.
Un spectacle nécessaire, mais pas un film
Il faut avoir vu
S21, la machine de mort khmère rouge, chef-d'oeuvre de journalisme : un propos universel, une idée de génie, une réalisation dépouillée, pour un terrible coup de massue.
Je ne dirais pas que c'est un chef-d'oeuvre de cinéma. Et je le regrette, car ç'aurait pu l'être, comme l'attestent quelques scènes : le témoignage des parents de Houy, trop bref ; l'hallucinante reconstitution du travail de l'enfant-gardien, affaiblie par les reconstitutions cathartiques de l'action des bourreaux ; les ambiguïtés du peintre, trop peu exploitées.
Les traces du temps
Pas un documentaire facile d'approche; le traitement est relativement novateur. Peu d'explications historiques, le film traîne en longueur, agace parfois, hypnotise de bout en bout; mais c'est le retour des images dans la tête durant les jours APRES l'avoir vu, qui marquent définitivement.
Pari insensé, que de ne faire revenir bourreaux et victimes. Derrière les visages impassibles, les voix monocordes, quelque chose de retenu. Plus de colère, pas d'explosion de violence, ni d'accusations à voix haute - les sentiments ont été tellement refoulés, qu'il n'en reste rien, même plus de larmes pour pleurer...
Incroyable également l'endoctrinement des bourreaux, qui retrouvent faits et gestes 28 ans après la fin de la guerre; séquence terrifiante du garde, qui répète les gestes quotidiens et qui ne s'arrête plus...
Terrifiant le témoignage des bourreaux, qui exposent tout simplement leurs faits et gestes, les crimes dont ils sont coupables, sans se rendre compte du Mal qu'ils aient pu commettre.
Une espèce de dialogue de sourds entre victimes, n'ayant plus la force de pouvoir convaincre et les bourreaux, qui ne sont plus aptes à comprendre. Des femmes violées, parce que c'étaient des femmes, des bébés pris pour des "ennemis" qui pouvaient "nuire au peuple" et qu'il fallait donc tout simplement abattre...
Et que dire de cet homme, fier d'avoir été formé comme médecin en 3 SEMAINES 1/2, apprenant "à désinfecter les plaies à l'eau salée, panser les blessures ouvertes occasionnées durant les séances de torture en versant du mercure et à faire de la vitamine C à partir de sucre, vinaigre et eau, que l'on injectait aux victimes" - pour les re-quinquer et de les torturer à nouveau !!!
4 ans de règne, 2 millions de morts...INCROYABLE !
Et dire, que nous recommençons sans cesse à répéter les mêmes faits et gestes à travers l'Histoire...
difficile à noter et à apprécier; personnellement je l'ai vu juste après LA DECHIRURE et c'en est un très bon complément, plus dur et inhumain dans les évocations de ce système complètement fou que fut celui des khmers rouges. je ne connaissais pas grand chose à cette période trouble du Cambodge, c'est parfois dur à encaisser, parfois on se détache du récit mais ce documentaire me semble nécessaire.
Deads can't dance
S21 la machine de mort khmer rouge. L'un des plus grand documentaires de tous les temps sur un génocide, voir documentaire tout court. Peut-être au-delà de Shoah car Lanzmann a toujours pris son parti (mais qui oserait l'en blâmer ?!). Non, surtout au-delà de Shoah car Panh a fait plus qu'interroger les lieux et les victimes. Il a interrogé les lieux et les acteurs de ces lieux. Il a actualisé l'innommable. Il est arrivé à rendre visible et intelligible l'horreur et la terreur des pires déviances de l'humanité. Il a retrouvé les gestes de la déshumanisation. Les gestes formatés et acquis par un pouvoir, par lequel nous pouvons voir derrière l'effroyable structure des dictatures, et surtout les mécanismes de la destruction. Cette froide mécanique du crime organisé par millions au nom d'une absurdité totale, d'une folie absolue. Panh est arrivé avec une justesse sidérante à enregistrer la parole et les gestes des bourreaux, à les mettre face à leur victimes, sans jamais en passer par la forme du procès. En filmant tout à taille humaine, avec un point de vue non point résolument neutre mais chirurgicale, redoutablement efficace et bouleversant. Panh fait revivre le quotidien, l'enfer d'une machine implacable sans limite qui se nourrissait sans cesse de la terreur, de la suspicion, du complot, de la paranoïa, de l'intimidation, du mensonge, de trop de chose abominable. Il est arrivé à remplir l'espace d'horreur par le vide et le vide par l'horreur. A re-présenter les lieux selon leurs implacable rituels dans le mime. Le présent et les souvenirs basculant alors dans une autre dimension, dans un non lieux propre à la mémoire où se cacheraient toutes les blessures et des images que l'esprit serait incapable de regarder en face. Ce que montre Panh avec S21, par ses partis pris, c'est peut-être aussi qu'il n'y pas d'images concevables, inimaginables à tant d'horreur et de barbarie. Que la morale des bourreaux elle-même à un moment dépassé un cap, où l'individu s'est automatisé, où il suffit de le remettre dans le contexte pour qu'il retrouve sa mécanique, où toute distanciation soudainement s'abolie. A la fois étrange, troublant et profondément dérangeant, Panh signe un documentaire monstre et monstrueux. Il arrive à saisir avec une acuité rare et inédite ce dont seul les souvenirs et les corps des hommes gardent les traces enfouis, cachés, secrète. S21 est un film traumatisant à l'image de ses traumatismes. Il rend hommage à Godard qui voulait que ce soit les peuple concernés qui filment leur histoire. C'est un des moments les plus terrifiants et rare du cinéma, la preuve concrète et implacable de son pouvoir et de ses possibilités. Enfin S21 nous dit qu'il se refuse peut-être à croire à la mort de l'Histoire et du cinéma.
Grave et bouleversant
Un documentaire qui vaut la peine qu'on s'y attarde un peu. La tragédie est énorme et l'horreur insoutenable. On n'a pas assez parlé de la période des Khmers rouges et de l'horreur qui l'entoure. Ce documentaire et le film LA DECHIRURE sont des films à voir absolument pour en savoir plus sur l'histoire du Cambodge. Dans mes critiques, je ne raconte jamais ce qu'il se passe dans le film, car c'est à vous de le voir.
Un docu bouleversant
Il faut aller une fois dans sa vie au Tuol Sleung, ancienne école au centre de Phnom Penh transformée en prison par les khmers rouges pour ressentir l'horreur du genocide khmer. Là où s'est deroulé l'un des drames de l'humanité sont exposés (la prison est devenu musée) les instruments de torture, des tableaux, et sutout tant de photos des victimes (que l'on voit dans le film) de ce massacre insensé.
Et c'est dans ce lieu précisemment que ce film documentaire admirable tente justement de donner un sens à cette horreur. En confrontant victimes et leurs bourreaux (qui d'ailleurs se définissent aussi en victimes), le réalisateur nous livre un témoignage si bouleversant qu'il est impossible de retenir ses larmes.
Ce film remarquable sur le génocide khmer est une réflexion sur la folie de l'homme.
Pour compléter la réflexion sur les années noirs du Cambodge, lire notamment "le portail" de François Bizot et "Voices from S21" de David Chandler...
Revu une deuxième fois au cinéma, je persiste et signe. L'un des plus grands films de tous les temps. Pourquoi? Car justement ce n'est pas un film, c'est plus qu'un film. Mettre une note, dire que j'ai aimé le film n'ont pas de sens.