Balle noire
Lorsqu’on pense aux mots nihilisme, désespoir dans le polar, on a tendance à évoquer Fukasaku (le Cimetière de la Morale entre autres) ou Tsui Hark (ce brulot acide qu’est l’Enfer des Armes). La découverte d’Obaltan donne envie de rajouter à cette liste Yu Hyunmok, un des cinéastes phares de l’age d’or sixties du cinéma coréen. Certes, dans Obaltan, il ne se montre pas un metteur en scène aussi novateur que les sus-nommés mais il réussit ici à offrir une œuvre poignante et désespérée.
Le grand sujet d’Obaltan, c’est au lendemain de la guerre de Corée le destin d’une famille nord-coréenne émigrée à Séoul depuis la division du pays et ses difficultés d’adaptation à cette nouvelle vie. Et Yu Hyunmok nous offre durant un début en forme de cousinage coréen du néoréalisme un tableau noir des laissés pour compte de l’après-guerre de Corée : un expert comptable n’y gagne pas assez pour acheter une paire de chaussures à sa fille, une mère qui n’arrete pas de crier qu’elle veut retourner au pays (ses paroles sont répétées plusieurs fois avec à chaque fois une intensité dramatique croissante, notamment lorsqu’elles finissent par s’entrechoquer avec le bruit d’un avion de chasse américain), un deuxième fils ayant fait son service militaire mais incapable de trouver du travail, ce qui désespère ses anciens collègues, un cadet devenu vendeur de journaux à la criée faute de pouvoir financer ses études et enfin une sœur qui fait le trottoir pour le plus grand plaisir de ses clients GIs. Cette dernière va d’ailleurs se lier d’amitié avec un ancien vétéran de la Guerre de Corée qui lui lit des poèmes et a des envies suicidaires. Pour tous ces personnages, il n’y aucun espoir, ils essaient en vain de s’opposer à un univers hostile qui précipite leur destin tragique. On pourrait voir en ces individus les ancetres des héros de Lee Chang Dong avec lesquels ils partagent le fait d’etre broyés par des changements historiques trop rapides. Le personnage principal de Green Fish reviendra d’ailleurs lui aussi du service militaire traumatisé et incapable de s’adapter aux changements survenus entre temps. Mais la plus belle idée de scénario est l’intrusion du cinéma dans le récit : un cinéaste propose au deuxième fils un role de vétéran traumatisé par la guerre mais ce dernier le refuse parce que ce role est trop proche de sa propre souffrance quotidienne.
Progressivement, le film passe du néoréalisme à la tragédie en utilisant la musique et la répétition de motifs (le cri de la mère bien sur mais aussi l’idée de la balle perdue du titre anglais dans le récit comme dans les dialogues) comme catalyseurs dramatiques. SPOILERS Et cette tragédie se matérialise dans le casse que tente le deuxième fils, casse voué dès le départ à l’échec parce qu’à la préparation baclée et conduisant à une course poursuite avec la police perdue d’avance : cette partie polar est d’autant plus forte que suivant un récit jusqu’alors plus proche du cinéma social. Et la noirceur de cette partie est accentuée lorsque le voyou raté croise dans sa fuite une manifestation ouvrière et une femme qui s’est pendue sur le dos de laquelle un bébé pleure. Ce casse valait non pour son but mais pour ce qu’il suscitait comme reve chez son instigateur : un ultime baroud d’honneur désespéré pour essayer de sortir de sa condition et acquérir un train de vie à l’Occidentale (l’American way of life fait déjà sentir son pouvoir de fascination avec l’Occupation américaine). FIN SPOILERS Si la mise en scène n'est pas renversante d'originalité, elle est dans l'ensemble de bonne facture. Souvent trop sobre, elle comporte néanmoins quelques idées intéréssantes comme l’usage des cadrages penchés pour marquer la perte de repères ou le cadrage de dessous lors de la scène de l’arrachage de dent. La scène du casse et de la course poursuite sont elles mal montées.
Le grand intérêt d’Obaltan est de permettre de compléter la géographie du polar asiatique des années 50-60 : alors qu’au Japon le polar passait grace à Masumura et Fukasaku de l’humanisme de Kurosawa et Uchida à une vision plus noire et contestataire de la société, un polar coréen de 1961 suivait ce mouvement. Cela vaut bien de supporter un transfert déplorable fait à partir de la seule copie disponible dans le monde pour découvrir ce qui est désormais un classique du cinéma coréen.
La rage dedans
"Obaltan" est considéré comme le meilleur film coréen jamais réalisé; si l'on peut ne pas être d'accord en ce qui concerne l'histoire - finalement assez classique - en elle-même, force est de constater, qu'il s'agit d'une oeuvre véritablement révolutionnaire au sein même de l'Histoire du cinéma coréen.
Non seulement, il s'agit d'un brûlot politique carrément osé au cours d'une trouble période politique coréenne, mais le film explose tous les codes du genre en cours dans le cinéma coréen. Yu se dit avoir été fortement influencé par la Nouvelle Vague Française, mais également par quelques classiques franchouillards plus visuels ("Crimes et châtiments" de Pierre Chenal). Du premier (courant) on retrouve l'audacieuse manière de filmer avec une caméra aérienne dans les rues coréennes et dans les rapports entre les différentes personnes; du second une impressionnante signature visuelle - notamment dans sa dernière partie particulièrement expressionniste. D'autres comparatifs avec le jeune cinéma japonais seraient également aisées, tant ambiance et style semblent tous droits sortis des classiques de Kurosawa ou de la Nouvelle Vague d'Oshima ou Imamura...Il ne faut pourtant oublier, qu'à l'époque, les films japonais étaient prohibés en Corée suite à la sombre période d'occupation.
"Obaltan" révolutionne donc dans la forme et le style et se permet de dénoncer les travers même de la société coréenne. "La balle perdue", tirée en l'air, est donc le reflet du désoeuvrement du peuple coréen de l'époque.
Un morceau de bravoure, un formidable baroud d'honneur, qui a failli être perdu à tout jamais suite à la confiscation de toutes les copies et de l'original par les autorités coréennes pour les détruire et dont seule une a pu échapper à leur "folie" ayant été envoyée au Festival de San Francisco.