Yakusa blues...
L’Ange Ivre est la première rencontre à l’écran entre 2 monstres du cinéma japonais, de surcroît extrêmement fidèles à Kurosawa: 23 films en commun pour Shimura Takashi, et 16 films pour Mifune Toshiro! Tous deux sont impeccables dans leur rôles d’alcooliques déprimés occupant deux fonctions diamétralement opposées : le premier interprète un médecin bourru, le Docteur Sanada, qui commence à avoir de la bouteille (jeu de mots pourri j’en conviens), mais qui est naturellement généreux et compatissant envers les malheurs et les paradoxes de l’espèce humaine. Il accepte de prendre sous son aile Matsunaga, un truand qui a profité de l’incarcération de son patron pour prendre du volume, bien que son volume corporel ne cesse ne diminuer du fait d’une tuberculose coriace ne voulant pas le lâcher. Dans cette composition difficile d’un gangster malade, Mifune fait vrombir sa voix grave et lourde avec talent, et son apparence très pâle, sa gestuelle et sa coiffure gominée font penser à un acteur provenant d’un vieux film muet surréaliste.
Kurosawa excelle à décrire la bonté de son médecin, énervé par l’attitude bornée de son patient qui refuse de se soigner et agonise lentement, mais incapable de l’abandonner dans une épreuve aussi difficile, dût-il se confronter aux yakusa entourant le truand mourant. Il se rapproche ainsi de Barberousse, immense film sur la médecine, mais livre en même temps une radiographie du Japon au lendemain de la guerre et de l’apocalypse nucléaire (l’alcool coule à flot, la déprime est sur tous les visages, l’eau croupie investit les rues, et les maladies avec…), choix qui fait également penser à un film comme Chien Enragé, tourné l’année suivante, dont on retrouve le rythme et le style. Au-delà de ce portrait brossé en arrière-plan, on peut aussi lire en filigrane une réflexion sur l’attitude du gouvernement japonais lors de la Seconde Guerre Mondiale qui, par excès d’orgueil, a préféré le suicide collectif à l’abdication, lorsque Sanada affirme en conclusion que la volonté est la clef de toutes les souffrances humaines…
l'explosion d'un grand cinéaste
D'abord, on ne peut passer sous silence le fait que l'Ange Ivre, en plus d'etre la première vraie réussite majeure de Kurosawa, révèle deux acteurs énormes de l'histoire du cinéma japonais: Toshiro Mifune et Takashi Shimura. Car voir Mifune dans l'Ange Ivre, c'est un peu comme voir pour la première fois Gabin ou Bogart. Car s'il y a une chose que Mifune fait magnifiquement durant tout le début du film, c'est savoir prendre la pose, se tenir avec glamour, allumer une cigarette avec classe. En bref, un très grand acteur et un monstre de charisme (Mifune crève l'écran y compris dans les scènes où il est en pleine déchéance). L'autre révélation est Shimura qui incarnera l'austérité, l'expérience dans le film mais aussi dans toute la filmographie à venir de Kurosawa. Et comment parler d'un film de Kurosawa sans parler de sa scène d'ouverture presque toujours soufflante? Ici, la caméra part d'un mendiant jouant de la guitare pour se fixer sur des marais avec la meme ardeur qu'elle fixera le soleil dans Rashomon. La stagnation de l'eau, son pourrissement est ainsi directement posée comme métaphore de la situation du Japon d'après 45 et le marais sera le point où la caméra reviendra systématiquement durant tout le film. Mais comme si cela ne suffisait pas, Kurosawa nous gratifie d'une scène où Shimura retire une balle de la main d'un Mifune qui nous rappelle que Chow Yun Fat n'a pas inventé les grimaces de supplicié. La scène pose bien la confrontation entre le cartésianisme de Shimura et le bloc de rage et d'action physique incarné par Mifune. Tout le film va etre rythmé par leur tension et leurs rapports de force et marquer par sa grande violence brute traitée sans fioritures par la mise en scène de Kurosawa.
Durant la première partie évoquant le personnage de Matsunaga du temps de sa superbe, Kurosawa rend compte du désir d'évasion de la jeunesse japonaise qui succombe aux rythmes occidentaux pour oublier la misère environnante et les scènes de danse sont filmées avec un vrai sens des corps. Le film contient des idées de scène soufflantes: un air de guitare qui annonce une sortie de prison, Matsunaga se bagarrant dans une flaque de peinture, son ex-fiancée venant le revoir durant sa déchéance et exhibant sa vraie nature de femme entretenue et itéréssée, l'intrusion provocatrice de Matsunaga dans le salon de son ancien parrain, Matsunaga revant qu'il ouvre un cercueil et y trouve son double alcoolique et cancéreux, Sanada venant donner des leçons de santé à Mifune tout en demandant sa dose d'alcool. Car si Sanada a envie de l'aider, c'est parce qu'il voit en lui un double plus jeune qui ne serait pas sorti du mauvais chemin contrairement à lui et qu'il veut aider. Son personnage de médecin dur et austère mais juste annonce Barberousse. Si le destin de Matsunaga sera tragique (déchéance, amis d'hier lui tournant le dos mais incapacité à échapper à sa condition de gangster meme par l'amour), le médecin aura au moins permis à une jeune fille de 17 ans de surnager grace à la motivation des études. Kurosawa montre ainsi quelques personnes se relever au milieu du chaos d'un Japon miséreux d'après-guerre gangréné par les yakuzas.
Et le mélange polar/cinéma social/acteurs de charisme/direction d'acteurs très théatrale du film en fait un superbe pendant nippon des grandes réussites du cinéma français de genre des années 30/40. Kurosawa s'installait sur des cimes artistiques qu'il allait occuper durant toutes les années qui suivirent.
Un ange est passé ce soir. Il était ivre.
Premier vrai grand film de Kurosawa Akira, L'ange ivre est une petite merveille jusque là inédite chez nous, qui dépeint un constat alarmant : celui d'un japon d'après-guerre réduit à l'état de misère, confronté à la corruption, la maladie et la mafia. L'ange ivre est pour plusieurs raisons le premier grand classique définitif du maître dans la mesure où il adopte pour la première fois un ton véritablement personnel, loin de ses premiers films de commande. C'est aussi la première confrontation d'un duo légendaire entre l'immense Shimura Takashi et le "petit dernier", le presque inconnu Mifune Toshirô.
C'est durant la nuit que le docteur Sanada reçoit la visite d'un homme dénommé Matsunaga, venu pour soigner une blessure à la main. Le jeune homme lui explique que sa plaie est due à une simple bagarre, excuse contredite quelques minutes plus tard avec la découverte d'une balle dans cette même plaie. Intrigué et douteux, Sanada décide d'ausculter plus profondément le petit caïd afin de vérifier si il ne couvre pas une pathologie plus grave. Une fois sa main soignée, Matsunaga met les voiles, sachant pertinemment qu'il n'a rien de grave malgré les craintes du médecin. Décidé de ne pas en finir avec Matsunaga, le médecin projette de le suivre de plus prêt.
Bien que la seconde guerre mondiale soit finie, le Japon n'est pas totalement rétablit. Confirmation dès les premiers instants du métrage, où Kurosawa cadre de manière aléatoire ce qui ressemble à un village souillé par une immense marre de boue immonde, entourée de petits lotis sommaires, de paumés désabusés (l'homme à la guitare) et d'alcooliques notoires. Une ambiance cauchemardesque qui ne sera pas étudiée qu'ici, puisqu'on la retrouvera dans ses futurs polars (notamment son prochain film Chien Enragé) avec la descente dans des quartiers lugubres où il ne fait pas bon d'y vivre, véritable refuge de la misère humaine. Il subsiste tout de même des hommes bons, avec le docteur Sanada (interprété par Shimura Takashi), défenseur de la vie et du coeur, médecin mais surtout Homme. Tous ceux qui étudient un peu l'univers de Kurosawa connaissent pertinemment l'humanisme de ses hommes, prêt à tout pour aider son prochain qu'il soit bon ou mauvais. L'ange ivre dont il est question n'est pas forcément celui qu'on pense. On peut très bien penser qu'il s'agit de Sanada, puisque défenseur des vies et alcoolique à ses heures. De même que Matsunaga, ivre ça c'est sûr, mais pas forcément ange. Gueule d'ange oui, coeur d'ange un peu moins. C'est d'ailleurs tout le paradoxe du film de Kurosawa qui ne prend pas forcément partit pour l'uns des deux, chacun ayant ses qualités et défauts, métaphore appuyée que l'on retrouvera dans pratiquement tous les films du maître jusqu'à Barberousse.
Drôlement triste (l'état grave de Matsunaga), tristement drôle (son côté pathétique), L'ange ivre est un formidable plaidoyer sur la vie, comme le sera Vivre quatre ans plus tard. Mifune incarne un personnage dépassé préférant ingurgiter whisky sur whisky plutôt que de prendre conscience de son état alarmant malgré les dires du médecin Sanada. Qu'importe de mourir d'une maladie puisque comme il le dit si bien, il mourra un jour ou l'autre.
Dans le fond, il y a bien une part de bonté chez Matsunaga, motivé d'en finir avec cette maladie contractée suite à son alcoolisme. L'homme motivé est l'ange, l'alcoolique est son démon, une symbolique que l'on connaît tous (ange et démon) qui est vérifiée ici même au travers d'une séquence absolument incroyable où le côté bon de Matsunaga, au bord d'une plage, ouvre un cercueil renfermant son "mauvais" qui ne tardera pas à en sortir pour le poursuivre. Une image sidérante évoquant la tentation de retoucher à l'alcool et de retomber ainsi dans les tréfonds de la maladie réduisant encore plus son espérance de vie. Un constat vérifié plus d'une fois, si fort que l'on décèle sans difficulté le changement physique de ce dernier, se « zombifiant » à mesure que le temps avance. Kurosawa est un homme bon, mais n'a pas de pitié pour ceux qui ne veulent rien faire pour préserver leur chance de vivre, surtout lorsque l'entourage (ici le docteur Sanada) fait tout son possible pour l'aider à se débarrasser de la vermine. Une vermine aussi bien physique (la tuberculose) que sociale (les yakuza), puisque Matsunaga est un yakuza émérite et réputé.
Il y a tant de choses à dire sur cet ange ivre, aussi bien dans le fond que la forme. Il représente peut être à mes yeux le premier grand chef d'oeuvre du sensei puisqu'on y trouve cette thématique si chère au maître (la vie, la bonté des hommes, l'espoir) et surtout, ce véritable sens de la mise en scène. On y trouve d'ailleurs trois des plus belles séquences jamais vues chez Kurosawa, comme le rêve au bord de la mer confrontant le bon Matsunaga au mauvais, l'errance de ce dernier sous la pluie après s'être confronté à Sanada, ou bien cet affrontement final avec le boss Okata commençant par un terrifiant plan séquence et se terminant dans un bain de peinture (à la manière du duel final de Chien Enragé, où les protagonistes ne font qu'un avec le décor). Des scènes remarquables, mettant en avant l'interprétation extraordinaire de Mifune Toshirô pour son premier rôle chez Kurosawa, à la fois beau et emprunt d'une férocité à toute épreuve, se réduisant peu à peu à un cadavre ambulant au fur et à mesure que la maladie prend le dessus. N'oublions pas Shimura Takashi, particulièrement en forme dans la peau d'un médecin grognon et courageux, plus à l'image du Barberousse que du Watanabe de Vivre, de même que l'ensemble du cast allant du boss Yakuza, à l'assistante de Sanada et au joueur de "mandoline". Un chef d'oeuvre d'une beauté à s'en décrocher la mâchoire, à la fois drôle et touchant, tout en étant particulièrement virulent dans sa critique sociale. Déjà du grand Kurosawa.
ah si seulement ils en étaient restés là
Parier sur cette histoire misérabiliste, sur un décor sordide, sur une guitare de quatre sous, sur un Mifune inconnu, et faire un pareil chef-d'oeuvre. A côté je trouve son "aboutissement"
Barberousse surfait, lourdingue (les effets musicaux, notamment), dilué, et plutôt mal joué (sauf par les femmes, toutes extraordinaires): deux hommes mûrs gonflés de succès et d'orgueil en train de pontifier, ils se sont brouillés à l'occasion, tant pis pour eux.
(Al)cool Attitude
Première rencontre au sommet entre Kurosawa et son futur acteur fétiche, Toshiro Mifune, déjà au seuil de gloire, "Ange Ivre" est également le premier film réalisé en toute indépendance selon Kurosawa.
Film du genre du shomin genki (drames du quotidien), semblable au néoréalisme italien de la même époque, Kurosawa est parmi les pionniers du genre. La population japonaise de l'après-guerre aimait à s'échapper de leur difficile condition de vie quotidienne en allant rêver d'un monde meilleur en allant au cinéma, mais ils accueillaient également très positivement ce nouveau courant, représentatif de leur génération et auquel ils pouvaient s'identifier.
Au-delà de la superbe intrigue mélodramatique sur la relation quasiment père-fils entre un yakuza atteint d'une tuberculose et privé du règne de son quartier et un médecin vieillissant porté sur la bouteille, Kurosawa dresse donc le portrait réaliste d'un pays en pleine reconstruction. Le décor dévasté du quartier d'une banlieue de Tokyo ressemble à s'y méprendre à maints lieux des grandes villes du tout Japon. Au milieu de ce chaos, une mare boueuse, contaminant de sa pauvre condition sanitaire la population environnante. Métaphore du mal rongeant du pays, il servira également de la représentation imagée du poumon du yakuza malade.
L'occidentalisation n'est plus en devenir, mais une chose acquise et intégrée au quotidien des japonais : hommes arborant costumes et chapeaux, les cheveux gominés, ils boivent du whiskey et vont se défouler le soir venu aux dancings sur des airs de jazz et de blues. Seul le médecin reste fidèle à quelque tradition, en buvant du saké et dormant vêtu d'un kimono.
Le pays est au changement et Kurosawa fait dire à son film qu'une nouvelle génération est en devenir : celle assimilant les modes occidentaux, plus porté sur leur propre destin, qu'à écouter et respecter leurs pères. Portrait porté tout entièrement sur un jeune yakuza désœuvré, s'en fichant de mourir et ne vivant que par le crime, son espèce est en voie de disparition. La véritable relève est assurée en la personne d'une jeune écolière, vainquant sa tuberculose par sa seule envie de se battre et par sa bonne humeur. Cultivée (écolière), elle a écouté les bons conseils de son médecin, qui - lui - était tout occupé d'une cause perdue. Elle a réussi et incarne par la même l'énorme optimisme de Kurosawa quant au devenir de son pays.
le film qui engage Kurosawa vers son vraie cinema!
En effet, Akira affirme que c'est durant , juste avant et pendant ce film noir qu'il a eu véritablement son indépendace en tant que réalisateur. Je ne dit pas qu'il n'a pas réaliser de bon film avant cette date, mais simplement que son premier film La légende du grand judo, c'est lui qui a écrit le scénario et qui l'a réaliser mais il n'avait pas réelment carte blanche. De plus, c'est avec ce film que commence la fabuleuse collaboration entre Mifune et kurosawa, deux personnes cultes dans l'histoire du ciné nippon. Et aussi la collaboration Mifune, Takashi et Kurosawa. L'histoire d'une fraternité orageuse d'un gangster atteint de la tuberculose et d'un médecin alcolo me touche, la chute d'un gagster vu d'un coté presque poétique et le background de ce film, un Japon d'apres-guerre. Les dialogues entre les deux protagoniste sont fou et l'échange verbale où Mifine est habillé avec son costard blanc(ange) dit au docteur TU EST UN ANGE SAGE.
17 janvier 2002
par
LoKar
PREMIER VERITABLE CHEF D'OEUVRE DE L'EMPEREUR.
Premier film du maître réalisé avec pleine liberté, premier film avec l'énorme TOSHIRO, première musique de hayasaka pour un de ces films et premier chef d'oeuvre.
Les cadres sont déja magnifique de prestance, un duo d'acteurs est en train de naître et le génie de KUROSAWA s'émancipe. Un magnifique drame sous fond yakuza eiga porté par un acteur ultra charismatique posant les graines de son génie qui s'étalera sur les 50 années à suivre. Un tremplin pour le chef d'oeuvre qui viendra juste après: CHIEN ENRAGE...