Astec | 4 | Kishiro se jette à l'eau ! |
En 1995 KISHIRO Yukito concluait provisoirement sa saga Gunnm, mentalement et physiquement fatigué. Ce n’est qu’en 1998, après un one shot (Ashman) et une participation au jeu vidéo pour la première Playstation tiré de l’univers de Gally, qu’il s’attelle à une nouvelle série : Aqua Knight. Mais en 2000, au bout du troisième volume, KISHIRO annonce qu’il interrompt son travail sur ce titre pour désormais se consacrer entièrement à Gunnm Last Order ; et les lecteurs suivant cette série de rester sur un sentiment de frustration, que l’intention déclarée de l’auteur d’y revenir un jour atténue à peine. Les ventes ne suivaient visiblement pas, et le changement de style qui est la marque d’Aqua Knight n’est sans doute pas étranger au rendez-vous manqué avec le public, mais dans ce cas c’est le public qui est surtout perdant. On peut s’étonner, alors que KISHIRO semble une bonne valeur dans le paysage éditorial manga français, de ne toujours pas bénéficier d’une adaptation de ce titre. Aqua Knight a pourtant connu deux versions en langues occidentales il y a quelques années : l’une inachevée (2 volumes) en Italie dans la collection Planet Manga des éditions Panini Comics, et l’autre - complète mais sans les pages couleurs et en sens de lecture occidental - chez l’éditeur américain Viz.
Si Gunnm et sa suite sont "l’œuvre au noir" de KISHIRO, alors Aqua Knight peut sans peine être qualifié "d’œuvre au clair" : cyberpunk dramatique contre fantasy comique, introspections existentielles contre blagues scatos à la pelle, style graphique tout en finesse et en effets de vitesse opposé à un trait plus gras et mais tout aussi énergique, univers sombre et aride contre univers lumineux et liquide... Ainsi, au-delà de la figure centrale qu'est le personnage du savant fou (Desty Nova dans Gunnm et Alcantara dans Aqua Knight), véhicule de nombre de questions récurrentes du travail du mangaka, tout éloigne ces deux mangas. L’auteur parle d’ailleurs de « mode obscur » et « mode glorieux » pour qualifier ces deux aspects de sa narration; le premier explore le côté sombre de l’âme humaine tandis que le second s’appui sur ce qu’il y a de positif, en visant avant tout le pur divertissement, le dépaysement dans la bonne humeur. Aqua Knight prouve que Yukito KISHIRO est aussi bon dans les deux exercices, avec un changement de style graphique finalement bien plus convainquant dans son genre que sa sympathique - mais néanmoins bancale - expérimentation graphique « millerienne », Ashman. Pris par le ton humoristique de son récit , le dessin du mangaka, en particulier pour certains des personnages (Alcantara ou Zycrow son homme de main) , n’est pas sans faire penser par moment au style de Gotlib.
KISHIRO a d’ailleurs réussi un quasi sans fautes dans la création de ses personnages, puisque non content d’être graphiquement immédiatement plaisants, et tout en insistant pour chacun sur le côté comique, il a su au fil des pages les épaissir suffisamment pour ne pas les cantonner à des caricatures certes rigolotes mais un peu vides. Le personnage d’Alcantara le génie pourrait ainsi à lui seul justifier l’existence d’Aqua Knight : figure comique par excellence, jamais avare de rodomontades et délivrant une « pensée » sur le monde plutôt originale, Alcantara n’en cache pas moins une histoire aux accents plus dramatiques même si traitée sur un ton léger et drôle. A bien y réfléchir, il apparaît même au final que ce dernier se présente comme un véritable personnage principal, au côté d’une Ruliya dont le physique de rêve n’est pas sans faciliter l’immersion du lecteur. Le reste du casting n’est pas moins bien loti et entre un Arrabarus au physique gonflé à l’hélium, un pitoyable Zycrow aux allures de pantomime macabre ou un Ashika les testicules constamment au vent, on peut apercevoir un avatar « eau de rose » - Zykey – du personnage de Gally. Sur ce terrain KISHIRO nous fait une véritable démonstration d’imagination dans le renouvellement, sur ce terrain mais pas seulement. En effet, le monde de Marmundo n’a rien à envier en terme de richesse à celui de Gally, et en tant que récit de fantasy, l’auteur est également parvenu à mettre en place un univers dépaysant et pleins de promesses, une réelle invitation au voyage.
Graphiquement irréprochable, doté d’un humour constant, d’une galerie de personnages immédiatement marquants, d’un univers mythologique richement illustré servi par un champ lexical « latino hispanisant » (Marmundo, littéralement le « monde mer ») aux réminiscences très méditerranéennes, sans oublier son lot de séquences d’action inventives pour les techniques de combat en aqua armures... ; Aqua Knight ne souffre en définitive que de son statut d’œuvre laissée en plan. Alors le dernier volume conclue effectivement la série, mais il ne fait aucun doute que l’on est seulement au seuil de quelque chose de plus grand. En l’état, ça reste tout de même rudement bon et mériterait une adaptation française plus que nombre d'autres sorties...