Anel | 4 | |
Ordell Robbie | 5 | Un grand film sur l'adolescence, un beau commentaire sur le Taiwan d'hier et d'... |
Avec A Brighter Summerday, Edward Yang va utiliser un fait divers (le premier à mettre en cause un mineur dans une affaire de meurtre) ayant défrayé la chronique à Taiwan en 1960-1961 pour décrire toute une époque, son contexte politique, la difficulté d’intégration des continentaux ayant immigré à Taiwan ainsi qu’offrir un portrait cruel d’une adolescence sans repères. Tout d’abord, le film se focalise sur des adolescents dont les parents ont quitté la Chine pour Taiwan en 1949 suite à l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong. Il va montrer des personnages subissant le poids de la culture chinoise dans un Taiwan fasciné par l’Occident. Le père de Si’r incarne cet absence de repères, cette déstabilisation : il est en rebellion contre la bureaucratie scolaire qui lui rappelle le communisme mais croit encore en l’éducation alors que son fils a une vision plus résignée du fait de la violence qui l’entoure et des gangs qui parasitent son quotidien scolaire. Et ses appartenances politiques lui vaudront aussi des difficultés à Taiwan. Mais l’époque dans laquelle vivent les personnages est tout sauf stable et Yang le montre bien à travers sa narration et sa mise en scène : Kennedy (présent au travers des plans sur les magazines en vente à l’époque) qui vient juste d’arriver au pouvoir est vu par les Taiwanais comme un homme inexpérimenté en politique étrangère, le magnétophone de Si’r représente le passage des Américains sur le territoire, un plan large montre la coexistence de la salle de jeux et de la présence militaire (armée vue au travers de la porte), les bruits d’aviation permanents, Ming demande à un de ses camarades : « J’aimerais bien etre militaire. Pourquoi les garçon en ont peur ? » et l’adolescent répond en mimant une chute sous les bombes tandis que l’armée est filmée à distance dans le champ, Si’r discutant avec Ming tandis que passent les tanks. Yang montre encore un autre aspect du melting pot culturel de Taiwan en soulignant la fascination des gamins pour un sabre de samourai (reste de l’occupation japonaise) : certains feront d’ailleurs une expédition punitive armés de sabres et habillés comme des samourais mercenaires.
Cette absence de repères est cristallisée dans la fascination des personnages pour le rock’n’roll (chambre de Si’r tapissée de posters du King) : la sœur de Sir transcrit les paroles d’Elvis pour que Si'r puisse les chanter et transcrit « a brighter summerday » en lieu et place de « a bright summerday » (symbole de l’absence de repère de ces expatriés et de leur incompréhension du nouveau taiwan). Un pers parle fasciné des Etats Unis mais n’arrive à sortir que des clichés touristiques (l’Empire State Building), les battes de base ball jouent un role important dans le film. La fascination pour l’Occident va encore etre au cœur des enjeux du film dans une magnifique scène où Si'r prend un chapeau et se met à mimer le cow boy, pointe un revolver imaginaire sur Ming qui vient d’arriver, scène qui sera suivie d’une conversation toute en romantisme et en regrets entre les deux. Le cinéma fascine également les personnages et les plans distants et plongeants sur le studio voisin nous mettent dans leur situation (un peu comme si à l’instar des ados on espionnait un tournage).
Un autre grand thème du film est l’incapacité des personnages à jouer le role que la société assigne à un homme : le père de Si’r déboussolé, défendant aveuglément son fils, las de sa vie de persécuté, Si’r voulant jouer le role de protecteur de Ming mais incapable de comprendre Ming (un beau plan montre Ming traversant une fanfare désespérée et refusant la protection de Si'r) et au final tout aussi perdant que Honey l’ex de Ming tué par les gangs (car l’attitude de Ming vis à vis des hommes est celle d’une femme qui fait semblant de s’offrir à tous pour éviter les ennuis avec les petites frappes). La violence, qui est le moment où cette incapacité sa matérialise, semble reléguée hors champ ou suggérée comme si elle était trop monstrueuse: lors du meurtre d’Honey, on ne voit qu’Honey poussé et le bruit de la voiture qui passait à ce moment-là suivie d’un raccord saisissant avec le groupe qui joue Don’t be cruel dans la salle de fete (écart entre insouciance apparente de l’époque et sa réalité violente), l’expédition punitive dont on ne voit que quelques lumières ou des éclats de sabre.
Néanmoins, Yang n’oublie pas d’offrir quelques beaux moments de joies et de déceptions adolescentes : gros plan sur Si'r puis sur son bouquin tandis qu’on entend parler ses parents dans la chambre voisine, Si'r bricolant un poste de radio, regrets de Ming paradoxalement plus bouleversants parce que filmés à distance (parole détachée de l’individu donc encore plus forte), le plan distant sur les jambes d’une fille vues par un adolescent au travers de la porte, le rendez vous Si'r/Ming sous les rires moqueurs des copines et filmé comme depuis la fenetre du premier étage où ils sont regardés, l’idéogramme de Si’r représentant le sourire, le superbe baiser nocturne Si'r/Ming photographié dans des tons bleutés (couleur de la nuit tandis que l’autre teinte dominante est le rouge orangé incarnant le feu, ce qui en dit long sur le ton du film).
Au final, A Brighter Summerday nous a offert quatre heures d’un film au foisonnement rare et fait partie des films les plus passionnants d’une décennie pourtant riche au niveau asiatique.