Villages Potemkine, Grand Bond en arrière et Désert Culturel
1968. Dans leur haine fanatique du capitalisme et des Etats-Unis, l'intelligentsia européenne est à la recherche de modèles alternatifs qui tendraient à prouver que d'autres voies vers la prospérité et le bonheur sont possibles. Le mythe stalinien a commencé à pérécliter en 1956 suite à la dénonciation des crimes de masse du régime par son successeur Nikita Khrouchtchev et à l'écrasement de la révolte hongroise dans le sang. L' « élite » intellectuelle se tourne alors vers des exemples plus exotiques : Castro à Cuba, Ho Chi Minh au Viet-Nam ou Mao en Chine se voient propulsés parangons de vertu et guides suprêmes du peuple. En France, leurs représentants ont pour nom Jean-Paul Sartre, Philippe Sollers, Roland Barthes, Alain Badiou, Gérard Miller. Ils seront la honte du monde libre.
Face à eux, quelques voix isolées tentent de se faire entendre : Raymond Aron, qui s'en prend sévèrement à Sartre dans plusieurs ouvrages, le belge Simon Leys qui dénonce dans
Les habits neufs de Mao la complaisance de l'intelligentsia pour un régime totalitaire et sanguinaire, mais aussi René Viénet, auteur de films détournés moquant le maoïsme (
La dialectique peut-elle casser des briques en 1973), sans parler des visionnaires autrichiens von Mises et Hayek. Le premier, dès 1922, démontrait dans
Socialisme l'impossibilité économique de tout régime socialiste de se perpétuer sur le long terme. Le second, en 1944, fusionnait communisme et nazisme dans une même famille de pensée. Mais il faudra attendre le choc Soljenitsyne en 1973 pour que les mythes collectivistes commencent à se faire dévorer par les mites.
Michelangelo Antonioni, lui, se situe entre ces 2 courants de pensée radicaux. Il n'est pas marxiste-léniniste, mais il est plutôt curieux de découvrir un pays très fermé sur lui-même et largement fantasmé en Europe. Il profite donc d'une commande de la Rai et d'une invitation officielle des autorités chinoises en 1972 pour filmer l'empire du milieu pendant 8 semaines.
Son parti-pris se veut le plus neutre et le plus objectif possible. Antonioni s'avoue impuissant à expliquer et à comprendre un peuple si divers et si ancien en si peu de temps (comme le dit le proverbe :
on peut écrire un roman sur la Chine au bout d'1 mois de séjour, seulement quelques pages au bout d'1 an, puis plus rien du tout après 10 ans). Il choisit donc la contemplation, en évitant soigneusement toute interview, tout contact direct avec la population. Il laisse sa caméra filmer les rues de Pékin, Nankin, Suzhou, Shanghai et celles des quelques villages où on daigne l'emmener.
Car Antonioni se sait surveillé et n'est pas dupe. Ce qu'on lui montre, ce sont des villages Potemkine. Pékin est la capitale du Parti, peuplée par la nomenklatura qui a investi les lieux d'un Empire disparu. On sent Shanghai déjà bien plus dynamique, commerçant, ouvert sur le monde grâce à son port gigantesque. Mais 80% de la population chinoise est rurale. Et de la campagne, on ne voit que des bribes : une « commune révolutionnaire » modèle qui a réalisé « avec succès » la collectivisation des terres, consistant à payer un salaire fixe des paysans qui deviennent fonctionnaires d'Etat, pour le meilleur et surtout pour le pire.
Quoiqu'il en soit, cette plongée dans la Chine maoïste est stupéfiante. Tous portent l'uniforme, vert pour les soldats, bleus pour les ouvriers. Les femmes portent des couettes, et leur différence de genre est soigneusement gommée. Dans les rues, quelques bus sans âge fendent une foule incroyable de cyclistes. De voitures, point, mis à part celles des hauts dignitaires du régime, quand dans le même temps, plusieurs dizaines de millions roulent déjà en Europe et en Amérique du Nord. Quelques usines publiques à la sous-productivité chronique font tourner comme elles peuvent l'embryon économique du pays.
Alors qu'au vu de la propagande montrant des camarades heureux et plein d'entrain, on aurait pu s'attendre à une population motivée vivant la Révolution avec passion, on ressent au contraire une terrible lassitude générale, une désillusion chronique, voire un hébêtement maladif. Le rythme des rues et des marchés est nonchalant, les paysans fouettent mollement leurs ânes, le temps semble passer lentement, langoureusement. La Chine, fourmillière grouillante de travailleurs sans relâche ? Un mythe ! Dans les usines, les sureffectifs sont tels que certains ont calculé que la durée moyenne de travail est de... 2 heures par jour !
Mais les inégalités sont cependant criantes, entre ceux qui passent du bon temps dans les cafés huppés de Shanghai, et les pauvres diables, souvent des femmes, qui trainent toute la journée d'énormes chariots remplis à craquer de marchandises. Un comble dans un pays qui se veut foncièrement égalitariste, et qui n'a pas non plus réussi à faire totalement table rase du passé : le tai chi est toujours pratiqué en pleine rue avec sérénité, comme un défi au Pouvoir, et les cultes, même s'ils sont interdits, sont encore debout - et vénérés en cachette.
La scène la plus fascinante est sans doute cette rencontre impromptue entre Antonioni et les habitants d'un village un peu à l'écart du circuit officiel. Ces derniers, n'ayant jamais vu un occidental de leur vie, sortent un à un de leurs habitations, timidement, poussés par la curiosité. Mais on les sent terrorisés. Dès que la caméra capte un visage, ce dernier se détourne et fuit. Il faut dire que le chef du village, représentant du Parti, veille au grain. Gare à celui qui parlera. La communication est impossible ; Orient et Occident se regardent, s'observent sans se comprendre. Deux mondes radicalement différents : liberté d'un côté, fantômes anonymes de l'autre. C'est donc ça, le modèle Mao tant vanté ? Une vie faite de peur, de discrétion et d'humiliations refoulées ?
Le documentaire fleuve de 3h30 s'achève sur un spectacle de cirque d'une durée dépassant le quart d'heure. Façon peut-être pour Antonioni de se dire qu'il n'a pas été capable de percer les secrets de la Chine, et qu'il n'a pu être que le spectateur manipulé d'une pièce de théâtre gigantesque organisée par une secte révolutionnaire qui s'est emparé du pouvoir. 37 ans après sa sortie, et après de longues années de censure résultant d'une instrumentalisation et d'une lutte de pouvoir au plus haut sommet de l'Etat, le film d'Antonioni est pourtant un témoignage exceptionnel, d'une valeur documentaire inestimable, permettant de mesurer le gouffre sans fond séparant la Chine de Mao de celle d'aujourd'hui. Et ce sont les jeunes chinois d'aujourd'hui qui en sont le plus surpris.
Seul problème : Antonioni est tombé malgré lui dans le piège du Parti communiste. En brossant ce portrait atypique et en le dénommant de manière prétentieuse
La Chine, il passe sous silence les terribles exactions du régime, il gomme les laogai, les dizaines de millions de morts du Grand Bond en avant, la Terreur généralisée de la Révolution Culturelle, les exécutions arbitraires et massives. Filmer la Chine de Mao sans évoquer ces éléments, c'est comme filmer l'Allemagne nazie sans évoquer Auschwitz, Dachau et l'étoile jaune sur la veste, c'est reléguer ces horreurs au rang de « détails de l'Histoire ». Entre une naïveté confondante dénoncée par Simon Leys et un besoin vital de témoigner de la réalité des choses, ce documentaire incontournable met aussi mal à l'aise.