Belle page du cinéma japonais classique.
Bien ancré dans une période où le cinéma japonais classique était alors à son apogée, entre les Kurosawa, Ozu, Naruse ou encore Mizoguchi, Uchida Tomu réalisait une oeuvre intéressante sur la condition sociale des serviteurs de samouraïs, réduits et catalogués de simples lèche-bottes, socialement interdits de fréquenter leur maître même pour boire un bol de saké. Oeuvre intéressante aussi dans son approche du comique, avec des gags scato plutôt étonnants et au demeurant faciles, ou riche en dialogues bien trouvés et en comique de situation comme cette séquence où un des serviteurs demande à un paysan si il n'a pas vu un barbu dans les environs, avant de se rendre compte que cette personne est aveugle. Amusant et dynamique, l'intrigue pêche néanmoins par une légère perte de rythme en plein milieu, lorsque Uchida s'attarde notamment sur les problèmes gastriques du gamin orphelin qui rêverait d'être un lanceur émérite.
Ceci dit, cette perte de rythme et sa réalisation inférieure à celle d'un Kurosawa (fluidité), Ozu (précision) ou Mizoguchi (étirement des plans) trahit cette légère perte d'attention de la part du spectateur, malgré quinze bonnes dernières minutes de haut niveau, avec l'une des plus célèbres scènes du cinéma japonais des fiveties où Gonpachi défie à la lance une armée de samouraïs dans une cour. Cette séquence utilise à merveille l'espace et permet à Uchida de démontrer l'étendue de son talent dans la mise en scène "active" où ce dernier s'amuse à théâtraliser le moindre des affrontements, et l'on voit par ailleurs que les coups portés n'effleurent jamais les assaillants. Cette théâtralité se ressent aussi dans le duel final où les deux protagonistes surjouent en permanence, rappelant à de nombreux égards la fin du chef d'oeuvre de Kurosawa, L'ange ivre où les deux hommes luttent dans de la peinture, alors qu'ici, cette peinture est remplacée par du saké coulant à flot.
Chiyari Fuji débarque alors à point nommé, où l'industrie du cinéma japonais classique est à son plus haut niveau, même si elle l'atteindra encore d'avantage, et peut-être pour la dernière fois, à la toute fin des années 50.
Le peuple au sommet
Le Mont Fuji et la lance ensanglantée marque le retour au Japon et au cinéma de Uchida Tomu. La réussite du film tient à ce que divertissement et regard sur la société y sont intimement liés. Chaque élément comique du film permet aux personnages appartenant à des milieux sociaux divers mais réunis par leur solitude d'apprendre à sympathiser et à se respecter: la défensive n'est plus de mise et le moindre pensionnaire ne faisant pas d'effort de socialisation se voit soupçonné d'être le bandit de grand chemin recherché par la police. Le personnages se retrouvent dans une situation d'autarcie: dans les deux premiers tiers du film, ils stationnent en ville et dans une auberge, dans une situation d'attente que le bandit recherché se montre ou soit démasqué. Les personnages inventent dès lors leurs propres rapports amicaux et professionnels différents de l'ordre social dominant du monde des samouraïs: dans ce dernier ordre, c'est le samouraï qui tire prestige des services qui lui sont rendus par ses serviteurs venant du peuple. SPOILER C'est particulièrement évident lors de l'arrestation où la police dit que, les lanciers étant les serviteurs des samourais, c'est Shojuro Sanko qui a pu véritablement arreter le bandit de grand chemin: ineptie vu que ce sont des gens du peuple qui l'ont démasqué et le surgissement brusque et comique de la porte d'une lance brandie par son lancier qui a empéché le coupable de s'évader. FIN SPOILER
Dans les rapports des personnages du film, c'est le peuple qui se retrouve au centre, c'est le peuple dont Shojuro respecte le dévouement et la sincérité des sentiments. En invitant un des serviteurs à boire du saké à sa table, il crée une occasion de création de complicité mais le met aussi sur un pied d'égalité. Le rire créé sert alors le propos d'Uchida car il est occasion pour Shojuro de s'élever contre la cruauté des rapports de classe. Cette vision du monde tel qu'il est est partagée par un Uchida imprégné des théories maoistes de la société fondée sur le conflit suite à ses années passées en Mandchourie. Outre d'être au service de Shojuro, la gallerie de personnages hauts en couleur sert la vision du cinéaste: du masseur aveugle (rien à voir avec Zatoichi) au gamin espiègle qui se rêve lancier, ils incarnent des gens paraissant excessifs car ils se livrent totalement dans leurs actes et leurs attitudes contrairement aux arrogants et débauchés (les samouraïs de la fin du film) qui les dominent. Quant à la mise en scène, elle met en place le sentiment de durée, de socialisation progressive à coup de longs plans-séquences cadrés au cordeau et de mouvements de caméra lents. SPOILER Il est également à noter que cette alliance divertissement/ambition se retrouve encore dans le combat final du lancier contre les sabreurs (superbement réhaussé de cadrages distants qui rendent sa folie et sa démesure) qui se solde par le triomphe d'un individu épris de justice sur un ordre répressif et injuste.
Contrairement à la révolte finale de Jirozaemon dans Meurtre à Yoshiwara, cette révolte n'est pas celle suicidaire de l'exclu mais celle de celui qui souhaite voir ses efforts reconnus à sa juste valeur et qui l'obtiendra finalement, accédant à un véritable statut de mythe. FIN SPOILER Et Uchida de s'offrir une véritable résurrection en signant une belle réussite de l'age d'or du cinéma japonais et un divertissement qui donne en permanence à réfléchir.
La charge fantastique du lancier d'Edo
Quelle bonne surprise que ce petit film admirablement modeste - et en fait très ambitieux dans son propos, puisqu'il est en fait question, sous couvert d'un chambara faisant une fois de plus l'apologie de la fidélité du serviteur à son maître, rien moins que de représenter toute une société (le Japon des Tokugawa) et d'en critiquer la hiérarchisation implacable. Pour le cinéphile, le Mont Fuji... rappelle immanquablement Stagecoach de John Ford. A la place de la caravane de western, nous avons ici un ensemble de figures du peuple japonais (la chanteuse au shamisen, le petit orphelin, les bourgeois, le bandit de grand chemin, le père qui va vendre sa fille et celui qui va la racheter, le samuraï), qui, au fil de leur trajet commun vers Edo, vont petit à petit former une communauté. Le film est remarquable pour son alternance très réussie de scènes dramatiques et de petites comédies de la vie quotidienne (là aussi, on pense à Ford) et pour sa terrible critique du système de classes (l'admirable cérémonie de thé des seigneurs qui interrompt la circulation sur la grand route, les figures apeurées des trois pieds nickelés bourgeois). Ce n'est pas un hasard si c'est un manquement aux règles qui régissent les relations entre classes qui précipitera le dénouement. Le plan final est admirable.
BaLANCE des classes
Le Mont Fuji - et la lance...en deux simples plans, UCHIDA résume le titre du film et met en opposition deux signes bien distincts, servant de fil conducteur à tout son film : d'un côté, une force "tranquille", risquant pourtant de rentrer en éruption à tout moment (le Mont est un volcan) et qui est signe de prestige et de vénération; de l'autre une lance érigé, qui est (le faux) signe d'une certaine classe sociale (samouraï), prête à servir comme une arme.
"Le Mont Fuji..." est un incroyable brûlot contestataire, noyé sous els simples apparences d'un comique chambara. Semblant un petit film drôle et attachant, il n'en demeure pas moins un règlement de comptes d'UCHIDA avec une certaine classe politique. Vient en premier lieu l'anthologique scène de "la cérémonie de thé en plein air" : des Seigneurs abusent de leur "aura de pouvoir" en improvisant un goûter en plein sur une route fréquentée, empêchant du coup toute personne de passer. Pris de coliques, un petit garçon (représentation des générations futures du Japon) leur défèque littéralement dans la tronche (en compagnie de quelques marchands).
Ensuite arrive bien évidemment le terrible dénouement, où de rustres Seigneurs (saouls et maltraitant de femmes) défient un personnage pour avoir "osé" partager sa table en compagnie de son serviteur.
Sans parler de la fameuse "lance", qui devrait signifier gloire et prestige à son propriétaire, mais qui n'est - en fait - que pacotille (rappelant par là le douloureux épisode de l'épée dans "Meurtre à Yoshiwara").
En cela, "Le Mont Fuji..." préfigure avec quelques années d'avance les chambaras contestataires des années '60s, eux-mêmes introduits par la somptueuse adaptation de la trilogie du "Col du Grand Bouddha" par UCHIDA.
En-dehors de ce seul souffle contestataire, le cinéaste utilise une nouvelle fois sa particulière manière à s'attacher à différents protagonistes, sans chercher à en faire ressortir un en particulier. Les uns comme les autres ont tous leur "minute de gloire" et permettent de dresser un tableau complet d'une certaine époque et société. Bien plus malin et fouillis que pensé à la première version, "Mont Fuji" est un authentique petit chef d'oeuvre et la belle preuve d'un cinéaste en pleine possession de son talent.