Pas encore prêt...
En regardant Dernier caprice, on ne peut s'empêcher de voir la réalité en face et de "subir" la disparition du cinéaste deux ans plus tard emporté par la maladie. On ne peut s'empêcher d'être déçu, attristé de ne bientôt plus vivre ces chroniques simples et généreuses qu'Ozu réalisait avec toute une équipe, une famille, au talent immense. Cet avant-dernier film, quasi autobiographique, portrait d'une société optimiste et allant sans cesse de l'avant, est le reflet du cinéaste lui-même c'est à dire ce refus total de lâcher la barque en cours de route après tant d'efforts et de reconnaissance acquis. C'est pourquoi Dernier caprice distille ce petit quelque chose qui le rend si différent des autres, tout en restant dans le fond identiques ou presque. On retrouve en effet les histoires d'une famille moyenne, des histoires de tous les jours. Fin d'automne évoquait les difficultés du mariage et du remariage, Bonjour mettait en avant la révolte de deux mômes et ici, le refus de trépasser avec en parallèle la tentative de conquérir le coeur de Akiko, veuve depuis peu (là encore, retour sur un décès). Autre petite pensée aussi pour la dernière collaboration d'Hara Setsuko, une fois de plus lumineuse. On retrouve aussi cette tendance d'époque avec une famille composée de personnages très variés. Le salaryman par excellence respectueux de son père, la forte tête qui refuse la langue de bois, le grand père formidable d'abnégation, la veuve nostalgique, la bouffe pognon qui ne pense qu'au vison que lui offrira son père, etc...Une photo de famille colorée où tous les âges vivent sous le même toit, y compris les deux enfants découverts dans le fabuleux Bonjour et que l'on voit grandir chaque année.
Avec un casting magnifique, où les visages nous semblent si familiers, Ozu réussit ce qu'il entreprenait depuis des dizaines d'années, c'est à dire cette recherche du cadre parfait, la réunion des protagonistes dans un même plan. Dernier caprice est peut-être l'une de ses plus belles pièces où chaque plan, chaque cadre fait preuve d'une précision absolue, définitive. Que dire de ces arrières plans, symétriques, taillés et d'une recherche esthétique fabuleuse (les fleurs au premier plan, la longue cheminée au centre des plaines, les corbeaux) où les intérieurs n'ont jamais paru si complexes et labyrinthiques, bien que fixes du début à la fin. Au milieu des années 60, Suzuki Seijun déstructurait ses cadres, ses backgrounds par le biais de son scope. Ozu quant à lui, les laissent à leur plus simple état, fixes, presque sans vie, mais bel et bien présents à l'écran grâce à l'apport de touches, objets, couleurs que l'on retient aisément et qui sautent aux yeux (notamment les subtiles pancartes Coca Cola). C'est pourquoi Dernier caprice est l'aboutissement formel de son auteur.
Esthétique : 4.5/5 - La perfection du cadre figé. Riche, détaillé et fascinant.
Musique : 3/5 - Douce mélodie d'accompagnement, typique du maître.
Interprétation : 4.5/5 - Justesse absolue, des visages rayonnants. Casting formidable.
Scénario : 4/5 - Thématique du refus de trépasser. Portrait familial une nouvelle fois touchant.
Dernier souffle
J'ai souvent reproché à Ozu d'avoir souvent fait dans sa période parlante -pas dans sa période muette plus diversifiée- des films aux sujets voisins, reproche que j'ai aussi tendance à faire à Rohmer, probablement parce que ma préférence va souvent à des cinéastes abordant une grande variété de genres cinématographiques. Reste que je n'ai jamais reproché à des cinéastes de genre -au sens où on l'entend en Occident vu que de toute façon au Japon tout est genre meme le drame intimiste- de faire cela alors que s'il est bien des cinéastes qui ont creusé un certain nombre de sujets, de situations au cours de toute leur carrière ce sont bien des cinéastes tels qu'Hitchcock ou Ford entre autres. Et puis va-t-on reprocher à un peintre de nature mortes de ne peindre que des natures mortes? D'ailleurs, ce qui me déplait, c'est ce qui fait la caractéristique de l'oeuvre ozuienne parlante, celle d'un peintre qui travaillerait avec acharnement un seul sujet pour arriver à un certain niveau de maitrise de son oeuvre. Et il peut effectivement y avoir des choses plus passionnantes que de voir en temps réel un peintre au travail. Reste que lorsque le moment de pleine maitrise de son art et de ce qu'il peut exprimer est atteint, cela valait le coup d'attendre. Et de ce point-là, Ozu s'en approche durant toute sa dernière période meme si c'est parfois à mes yeux avec une maitrise se faisant au détriment de l'émotion en étirant un peu trop ses plans. Mais pas avec ce Dernier Caprice où chaque plan est coupé au bon moment (le rythme est parfois un peu plus nerveux ce qui évite le risque de monotonie, risque aussi évité par une durée de film inférieure aux deux heures à partir desquelles Ozu sombre souvent dans le trop long) et où la maitrise sans faille de l'art ozuien révèle son cinéma dans toute sa splendeur et sa richesse émotionnelle.
Tout ce que je dirai par la suite, Ozu l'avait déjà exprimé dans son oeuvre mais simplement il ne l'avait pas aussi parfaitement exprimé. Des mariages arrangés, de la description du monde des salarymen, l'influence occidentale évoquée au détour d'un plan -le vieil homme jouant du base ball avec un gamin, les écriteaux Coca Cola, les fameux plans d'enseigne- avec un sens consommé de l'ellipse (ou ici au travers d'une jeune femme qui déchante en croyant que ses conquetes américaines seront la porte ouverte vers ses reves de grande vie), la mort qui approche, l'art des gags burlesques, la difficulté à communiquer entre générations, tout cela appartient à la recette immuable du grand chef cuisinier, un score porteur de douce mélancolie, l'art de raconter la culture d'un pays par une certaine manière de placer la caméra dans le cadre et de découper les plans, des acteurs a jeu d'une extreme nuance -mention spéciale ici à Hara Setsuko comme d'habitude-. Mais ici les ingrédients sont un peu plus gouteux que d'habitude et ont ce petit rien qui fait l'état de grace permanent et les moments de cinéma qu'on oublie pas: les discussion du grand-père et de son amante, les tentatives pathétiques de ses employés pour l'espionner, ses deux crises cardiaques, les discussions entre Noriko et Akiko, la procession finale, le dialogue sur les corbeaux et la fumée de la fin plaçant la mort dans l'ordre naturel des choses. L'alternance drolerie/dramaturgie retenue finit par produire un certain effet mélancolique, de tristesse diffuse. Mais surtout, tout étant parfaitement en place, il devient possible d'etre dans une situation de haute qualité d'ennui, ce sentiment dont parlait Pessoa qui voyait dans l'ennui au sens ancien et positif l'opposé de l'exaltation, cet état permettant d'etre totalement attentif aux choses. Et en refusant la dramatisation, l'exaltation, Ozu rend attentif à à un regard, à des attitudes, à un détail du décor et à tout ce qu'ils peuvent exprimer ou révéler. Etat d'autant plus possible que comme mentionné plus haut le montage ne nous en détourne pas en ne faisant jamais trop long.
Et ce qui fait aussi la magie du film, c'est qu'il respire un parfum de fin d'époque: dernière collaboration Hara Setsuko/Ozu, casting composé de pas mal de figures du star system nippon de l'age d'or avant le grand coup de balai de la Nouvelle Vague. Le tout aboutissant à un film s'achevant dans une douce tristesse qui n'empeche pas la vie -celle des personnages surtout- de poursuivre son cours.
Et la vie part en fumée...
Académique, intimiste, OZU Yasujiro est aux antipodes d’un autre grand réalisateur japonais nommé KUROSAWA Akira. Mais contrairement aux idées reçues, son cinéma n’est ni difficilement abordable, ni chiant. Même s’il m’a fallu une petite demi-heure pour totalement rentrer dans le film, la majestuosité qu’il parvient à atteindre au fil des minutes jusqu’au panneau fin est irréfutable et incontournable pour tout cinéphile.
Cette étude de mœurs s’attaque au difficile problème de la séparation (veuvage pour le grand-père et la sœur aînée, amour espacé pour la seconde,…), et comment vivre avec tant bien que mal. Pour cela, Ozu a choisi avec son compère scénariste Noda Kogo d’exploser son récit en de multiples scènes sans réel lien apparent entre elles, avant de réunir tous les protagonistes au sein d’une même famille, ce qui explique qu’une demi-heure soit nécessaire pour comprendre qui est qui et les enjeux du film. Du côté de la mise en scène, c’est très formel (cadre fixe constant mais plans assez brefs, technicolor, format 1.37 pour rapprocher les membres de la famille contrairement au cinémascope) ; cependant, tout est toujours réfléchi et très juste. Prenons par exemple la tentative de fuite du grand-père chez son amante sans éveiller les soupçons de sa fille : un seul plan fixe et une caméra admirablement placée suffisent à créer une situation de suspense et d’humour tout à fait inoubliable.
Dernier caprice n’est finalement rien d’autre qu’un hymne à la vie et à la tolérance, d’une étonnante vitalité et d’un humour bon enfant, qui ressemble à s’y méprendre à une production hollywoodienne genre Capra (cf. la musique…) tout en évoluant dans des décors et des costumes typiquement japonais et très beaux à contempler (ahhh, les kimonos noirs de la scène finale…). Servi par des acteurs de renom qui expriment toutes leurs émotions avec un naturel déconcertant (notamment Nakamura Ganjiro), ce film est une petite merveille qui vous redonnera le sourire aux lèvres bien qu’il traite de la mort, ce qui en soi est déjà une performance. Et avec du recul, on se dit que des gens comme Edward Yang et même Kitano connaissent sans doute la filmographie d’Ozu par cœur, et qu’ils lui doivent beaucoup...
Veillée funèbre
Un Ozu qui dénote quelque peu dans la filmographie du cinéaste puisqu'on y parle de la mort, ouvertement, presque sereinement, comme un prolongement naturel de l'existence avec ses hauts et ses bas. Les moments de silence sont plus nombreux qu'à l'accoutumée et une étrange poésie se dégage de certaines scènes (la fumée s'échappant d'une cheminée, signe que le patriarche a été emporté par la faucheuse, les corbeaux qui viennent se percher sur les tombes d'un cimetière) même si le réalisateur n'en abandonne pas ses thèmes de prédilection pour autant (éternelle question du mariage ou du remariage, choc des générations, peinture des salarymen). On retrouve quelques uns des acteurs fétiches d'Ozu (la muse Setsuko Hara dans son avant-dernier rôle, le fidèle Chishu Ryu dont les traits reflètent une grande paix intérieure, l'aimable Daisuke Kato et sa bouille rondelette) qui rient, pleurent, méditent et philosophent sous notre œil complice, enchanté d'avoir pu une fois encore assister à ces fascinantes tranches de vie. Un (avant-)dernier caprice volontiers pardonné.
Film Testament
Nouvelle variante d'Ozu d'un carcan familial et des mariages / re-mariages.
Libération totale des mœurs, les femmes ne subissent plus les codes profondément ancrés du système japonais, mais décident de se re-marier (ou pas) et avec qui leur semble bon.
Le "dernier caprice" du vieux patron de l'usine de saké semblerait plutôt une recherche du temps perdu et de profiter de ses derniers jours, comme il en a envie, envers les dires de sa fille et de son entourage.
Ozu se fait également plus léger dans le ton, même si le fond de pensée reste plutôt lourd.
Parfaite maîtrise d'une mise en scène désormais totalement au point, Ozu s'est assuré sa place au firmament des plus grands réalisateurs japonais de tous les temps !
Mon Ozu préféré
Pour moi, c'est son film testament (Dernier Caprice est son avant-dernier film), légèrement supérieur au très célèbre "Gout du saké" (son dernier film)
"la fin, déja la fin"
Un dernier caprice? Plutot l'ultime et unique pulsion de vie face à des corps et des coeurs impétueux, face au carcan social; effriter les oripeaux moraux, vivre sa vie coute que coute, trouver l'amour et par extension la mort. Eudémonique le Ozu? Même pas. Seulement apologue de la vie et du désir, porte parole de l'homme dans toute sa dimension tragique, du caractère éphémère et dérisoire de son existence qui ne peut trouver sa plénitude que dans l'amour. Et c'est la fin. Déja la fin. Merci monsieur Ozu.