Seijun Suzuki, au style difficilement imitable nous gratifie d'un polar ancré dans une fabuleuse époque, celle des films de Yakuza. Dans un univers proprement extravaguant où tout est mille fois trop exagéré, Suzuki réussit le pari de rendre son oeuvre finalement réaliste et gorgé de rebondissements dignes des meilleurs polars anglo-saxons. Tantôt drôle, tantôt terriblement dur (on ne compte pas le nombre de cadavres), Detective Bureau présente les mesaventures du détective Tajima en proie avec un gang de Yakuza qu'il tente d'infiltrer par le biens de Matabe, ex-détenu qu'il vient de sauver.
Par son charisme et sa bonne humeur constante, l'excellent Jo Shishido signe ici une performance remarquable. Absurde dans son rôle de détective violent prêt à tout pour arriver à ses fins, et totalement funky dans ses méthodes peu orthodoxes, ce dernier pique sans trop de difficulté la vedette à un casting plutôt sympa, déployant quelques belles gueules de truand.
Entre des passages à tabac monumentaux, des séquences de poursuite en bagnole aussi kitsch que réussies, Seijun Suzuki prend le temps de se moquer -guère méchament- des symboles de la religion, ainsi il ne sera pas étonnant de voir un flic se faire passer -de façon assez rigolote- pour un prêtre. Rythmé par un montage serré et par une réalisation pop franchement pas dégueu, Detective Bureau s'accompagne, une fois n'est pas coutume, d'une bande son Jazzy qui donne sévèrement envie de se mettre à twister. Pas le meilleur Suzuki, mais une oeuvre profondément riche en bien des thèmes.
Esthétique : 4/5 Musique : 3.75/5 Interprétation : 4/5 Scénario : 3/5
Détective Bureau 2-3, c’est un film qui affirme de façon péremptoire par personnage interposé que les poules ont des dents. Chose difficilement crédible et à laquelle on peut seulement croire face aux chefs d’œuvre du cinéma. Et justement en cette année 63 les poules ont eu des dents pour Suzuki le temps de quelques scènes du Vagabond de Kanto et durant tout la Jeunesse de la Bete. Le Suzuki style commence alors à vrombir à plein régime et Détective Bureau 2-3 ouvre la voie aux chefs d’œuvre suzukiens suivants. Moins sérieux que la Jeunesse de la Bete, plus suzukien que le Vagabond de Kanto, le film malmène en permanence les codes du film noir à coup de décalages narratifs permanents. Chaque passage, chaque phrase correspondant à un cliché du cinéma de genre se retrouve dynamité à coup d’ironie et/ou de distance. Une expédition de gangs s’y retrouve ainsi commentée à la télévision comme le serait un événement sportif. Le film ajoute d'ailleurs à cet évènement le regard ironique du spectateur planqué tranquillement derrière son écran de télévision. Tel flic ou tel voyou y claironne par avance oralement la victoire qu’il sent proche. On n’y hésite pas à proclamer son étonnement lorsque tel personnage ou telle situation ne correspond pas à ce qu'on pressent en connaisseur du monde gangstérien. Décalé aussi ce Shishido Jo qui deviendra l’acteur fétiche de Suzuki et dont l’allure grotesque est on ne plus éloignée des détectives séducteurs et glamour du film noir américain classique. SPOILERS Décalé également le fait que le « héros » s'en sorte finalement non par un acte de bravoure mais par une idée bricolo. FIN SPOILERS Décalées tout en fonctionnant au premier degré naif comme captation de l’esprit pop du Japon sixties ces scènes chantées commentant ironiquement le vécu de ceux qui les chantent ou le film dans son ensemble.
Décalés ces chromas outrés annonçant le coloriage pop criard qui envahira de plus en plus la filmographie suzukienne et donnant déjà à certains passages du film une tonalité surréaliste. Décalées ces coupes de plan surgissant lorsqu’on s’y attend le moins, ces cadrages imprévus mais jamais trop visibles qui n’ont pas besoin d’afficher de façon tonitruante leur refus des conventions académiques. Décalée cette musique qui habille parfois la violence d’un parfum d’insouciance twist. Décalé finalement ce détective SPOILERS qui œuvre pour une gloire que les autres s’approprieront par médias interposés FIN SPOILERS, plus préoccupé par l’envie de traverser avec coolitude un monde où flics et voyous se font la guerre. Sauf que cet art du décalage, du malmenage de codes du genre ne se contente pas d’ouvrir la voie aux Suzukiphiles Tarantino, Jarmusch et Kitano. Il prend aussi lors de la scène de l’église une dimension politique, l’anticléricalisme de ce passage en forme de cousinage nippon de Bunuel (un autre grand surréaliste du celluloid) annonçant la charge politique explosive de ses chefs d'oeuvre suivants. Il est des Suzuki plus expérimentaux que celui-là, des plus poignants, des plus jouissifs. Mais ce Détective Bureau 2-3 vaut par son bel et fragile équilibre entre art du décalage, canons du cinéma populaire et instantané d’époque.
Ce qui en fait un modèle de cinéma populaire accessible et expérimental à la fois, témoin d’un air du temps et le transcendant comme le firent les classiques de la Nouvelle Vague. Avec en bonus une vue sur ce politiquement explosif que les cinémas populaires seventies (japonais of course mais aussi italien) charrieront en contrebande.
Plus encore que dans "La jeunesse..", le rythme est soutenu, très peu de temps morts, les fusillades sont enlevées et la légèreté omniprésente. Des petits bonus stylés comédie musicale viennent apporter la touche surréaliste bien moins présente que dans "La jeunesse...". A part la chambre de Manabe et ses spots colorés qui réchauffent l'ambiance visuelle et le dancing room (élément récurrent là aussi), il y a peu d'extravagances formelles, à l'opposé de La marque du tueur. Les décors sont souvent grisâtres, garages, entrepôts crasseux, hangars, etc. A ce propos, ce n'est peut-être qu'une coïncidence mais le garage des traffiquants et un plan large en particulier est exactement le même que celui de "reservoir dogs", avec la rampe d'accès et tout et tout. Troublant.
C'est un pur polar made in Suzuki, endiablé et labyrinthique, où notre héros (Shishido au top de sa forme) a toujours une longueur d'avance sur les méchants ce qui lui permet de berner tout le monde en se la jouant sarcastique et cooool. Il manipule à sa guise, en particulier les femmes, avec un machisme remarquable d'énormité : par exemple, il file des baffes à celle qu'il aime en rigolant. Après tout il est sa seule chance de se libérer de son amant, impuissant et traffiquant, et il en profite largement le bougre.
Un bon petit plaisir pétaradant et léger auquel il manque juste un peu de l'extravagance visuelle de la "marque du tueur" pour atteindre les sommets.
Très bon polar au scénario de base ultra classique mais au style unique aussi déjanté qu'un bon swing.