une belle réflexion sur la notion de vérité
Tout d'abord, on ne remerciera jamais assez le distributeur français d'avoir traduit littéralement le titre japonais originel plutôt que de reprendre le titre anglo-saxon "un homme disparaît". En effet, si les disparitions dans les grandes villes sans laisser de traces étaient un phénomène courant dans le Japon de l'époque, le terme d'évaporation renvoie notamment aux romans de Kobo Abe. Dans une des rares interviews commentant le film (et accordée au spécialiste du cinéma japonais Max Teissier), Imamura dira que Kobo Abe abordait le problème de façon théorique et qu'il voulait en donner une vision concrète.
Cela va donner une suite d'entretiens avec des personnes ayant croisé l'évaporé, pensant le connaître mais réalisant chacune qu'elles ne le connaissaient pas totalement. Peu à peu, les pièces d'un puzzle représentant cet homme absent vont se mettre en place sans que l'on puisse en recoller les morceaux: un homme timide, alcoolique, collectionneur de conquêtes ayant disparu avec l'argent de la société dont il était un employé. La notion-même de réalité va s'en retrouver remise en cause. Imamura semble vouloir rappeler tout le long du film que nous sommes en face d'une bobine de cinéma et non du réel en multipliant les plans sur l'équipe de tournage. Et ce disparu a tellement de facettes que du coup il ne paraît pas réel. Cette réflexion sur la frontière vérité/fiction culminera dans un coup de théâtre final proprement époustouflant qui nous fait regarder tout le film sous un jour nouveau (je n'en dis pas plus). La question de la frontière réel/artifice irrigue notamment la mise en scène du film comme si Imamura voulait montrer qu'il travaille, malaxe sa matière documentaire donc fait de la fiction: utilisation fréquente de la caméra portée, arrêts sur image tandis que l'on entend l'interview en voix off, voix désynchronisées des mouvements de lèvres, split-screens à la Godard, passage abrupt d'un plan à l'autre, d'une incantation mystique à une situation de la vie quotidienne, zooms à profusion.
Mais l'enquête est aussi pour Imamura un moyen d'ausculter toutes les couches de la société japonaise auxquelles chacun des témoins appartient: monde de l'usine et vision du travail inculquée aux ouvriers, obsession mystique et crainte du qu'en dira-t-on des milieux favorisés, monde de la banque, femmes entretenues, univers interlope des geishas et des hôtesses de bar. Il offre ainsi un tableau complet de la société japonaise d'après-guerre qui annonce ses documentaires des années 70.
Enfin, plus qu'un portrait d'homme, le film dessine en creux le portrait de celle qui recherche le disparu: le côté obsessionnel de sa quete comme si elle voulait avoir au moins une trace matérielle de lui (ce côté obsessionnel se retrouve dans les superbes plans hypnotiques de bords de mer et de neige où la fiancée semble chercher des réponses à ses interrogations), le caractère douteux de ses motivations (attirance pour des membres de l'équipe, vengeance contre sa soeur qu'elle déteste et qui a eu une liaison avec le disparu).
Au final, plus que du cinéma vérité, Imamura nous offre un film sur la vérité.
Faux cinéma-vérité
Avec ce film de 1967, Imamura décide de présenter l'enquête menée par une équipe de TV et la petite amie du disparu sur un dénommé Tadeshi Oshima, VRP un peu porté sur le saké et beaucoup sur les femmes et qui a mystérieusement disparu. Suit une succession de témoignages (parents, collègues, amis) qui vont moins soulever le voile du mystère du disparu que révéler les secrets des survivants : cette petite amie trop bonne pour être honnête et qui va tomber amoureuse du documentariste et la soeur de celle-ci, femme entretenue qui était aussi la maîtresse d'Oshima. Etonnante enquête qui se conclut par un énorme deus ex-machina quand Imamura lui-même entre dans le cadre pour ordonner à ses équipes d'abattre les décors et marteler à ses acteurs qu'il s'agit d'une fiction, bordel ! Le film a un charme incroyable, qui est celui de la Nouvelle vague japonaise et du cinéma-vérité : la vie des hommes et des quartiers ordinaires est prise sur le vif, caméra à l'épaule, avec insertions de photos, plans de coupe détonnants et un contratse saisissant entre l'image et le son (décalés puisque tous les dialogues sont doublés a posteriori).
On retrouve aussi les obsessions d'Imamura pour les sentiments et pulsions cachées, avec une scène en revanche assez inédite de violence entre soeurs qui rappelera plutôt Oshima (le cinéaste).
Real Fiction
Truculent démontage des mécanismes même d'un documentaire, IMAMURA prend la soudaine disparition d'un homme pour postulat pour mener sa propre enquête, qui va l'amener moins sur les traces du disparu, plutôt que sur celles de son entourage.
A travers les divers témoignages de sa famille, de ses amis ou de ses collègues de travail se forme petit à petit une sorte de portrait-robot d'un homme autrement inconnu des spectateurs. Se lançant alors sur l'enquête à proprement parler, IMAMURA retrace minutieusement les dernières heures de l'homme avant sa disparition. Clairement annoncé en cours du documentaire, le réalisateur et son équipe ne sont pas des "détectives", ni de la "police" et finissent par s'embourber lamentablement dans de détails insignifiants. En faisant du sur-place, IMAMURA s'intéresse alors à un témoin clé de la vie passée de l'homme : sa fiancée laissée seule. En s'intéressant de très près à elle, le documentaire bascule totalement du côté de cette femme, qui se retrouve - bien malgré elle - sous les feux des projecteurs. L'argument premier - enquêter sur la disparition d'un homme - évolue pour s'intéresser à un conflit familial et toute la dernière partie devient un règlement de comptes entre soeurs ; mais non content de jouer les voyeurs, IMAMURA décide de s'attaquer aux fondements même d'un documentaire en rejetant l'entier procédé en fin de film. Tout ce qui précédait risque de n'avoir été qu'une masquérade - ou du moins manipulation du réalisateur pour parvenir à ses fins (spectaculaires). Dénonciation avant la date d'une certaine dérive de la presse et du pouvoir manipulateur d'une certaine image, IMAMURA remet profondément en question notre regard et notre naïveté à gober tout ce que l'on veuille bien nous servir. Non content de bouleverser nos propres notions, IMAMURA poursuit l'expérience lors d'une épique dernière séquence finale, qui remet d'autant plus en question la fragile limite entre le vrai et le faux.
Magistrale leçon d'un cinéaste très conscient du média, "L'évaporation d'un homme" est une oeuvre intemporelle.
Superbe!
Tourné entre « le Pornographe » (Jinruigaku nyumon) et « Le profond désir des dieux » (Kamigami no Fukaki Yokubo), « L’évaporation de l’homme » (Ningen Johatsu) est un documentaire d’Imamura sur les disparitions spontanées au Japon. Chaque année, un nombre assez important de citadins japonais disparaissent sans laisser de traces. La pression sociale ou familiale force ces hommes à déserter leurs vies en abandonnant le plus souvent leurs proches.
C’est le premier film d’Imamura avec sa nouvelle société de production. Cette fuite d’un grand studio japonais (La Nikkatsu) lui est possible grâce au support de l’Art Theatre Guild. (Cette structure, créée en 1967, produit ou distribua la plupart des films d’auteurs des cinéastes indépendants des années soixante). Possédant le total contrôle de son film, Imamura fait sa nouvelle vague au pays du soleil levant. L’influence de la révolution française cinématographique est visible par les moyens techniques utilisés (caméras légères, pellicules sensibles) mais aussi idéologiquement. Grâce à l’aspect documentaire, il sort des studios et tourne en décor naturel. De plus, il casse le cadre rigide et se permet quelques recherches sur le plan. Il expérimente un démembrement du montage en jouant avec les faux raccords et le son.
Le réalisateur suit Yoshie, jeune épouse dont le mari Oshima Tadashi a disparu. Simple représentant de commerce, cet époux s’est volatilisé en emportant avec lui une somme d’argent appartenant à son entreprise. A la façon d’une enquête, Imamura et cette femme remontent les jours précédant la disparition. Ils retracent l’emploi du temps et rencontrent les dernières contacts de cet homme avant sa volatilisation. De marchands en collègues de travail apparaît la personnalité de ce disparu, contraire à celle que sa femme connaissait. Du timide de ses souvenirs, elle découvre un séducteur apprécié des femmes.
Dans la première partie du film, on suit les intervenants qui tentent de retrouver la trace de cet employé fantôme. Les identités se découvrent, à travers les témoignages des différentes personnes qui ont croisé cet individu. Sous prétexte d’enquêter sur cette disparition, Imamura penche un regard discret et bienveillant sur la vie de cet homme et fait découvrir sa petite vie. Il truque alors le propos de son enquête (à la base sur les disparitions). Car en poursuivant une personne en particulier, il peut difficilement généraliser.
Par transparence, Imamura peint le Japon en plein cœur de sa révolution industrielle. En poursuivant ce mari immatériel, il présente ces entreprises familiales avec le statut parental du directeur, les hôtesses de bar et leurs quotidiens, le culte du travail qui commence à s’installer. Cette visite donne à nos yeux d’occidentaux une profondeur historique et sociologique des plus intéressantes.
En deuxième partie, Le film ralentit, se perd et bifurque. L’évaporation semble avoir laisser des vapeurs paralysantes. Ces effluves montent à la tête des différents protagonistes et les laissent sans repères. Pour les reporters, c’est l’enquête qui s’embourbe malgré l’affichage du portrait du disparu. De plus, Imamura découvre les regards de Yoshi vers l’un des techniciens de l’équipe. Elle admet ce sentiment amoureux mais avoue surtout son absence, son désintérêt à cette chasse à l’homme. Les personnages semblent vides, à bout de cette recherche. C’est le signe de la fin du reportage.
L’homme recherché est réellement volatilisé, il n’est plus qu’un prétexte. Ce sont les protagonistes maintenant le centre d’intérêt. Cette reformulation du propos du film va mettre en exergue les personnages. C’est le conflit entre Yoshi et sa sœur Saoyoko qui se découvre. Un témoignage sur une relation entre cette dernière et le disparu fait rejaillir d’anciennes rancoeurs. La caméra devient alors voyeuse, indiscrète dans un conflit qui n’a pas de rapport avec le sujet énoncé.
Durant une confrontation entre les deux sœurs, Imamura demande de démonter le décor. Le spectateur découvre que toute la scène était filmée en studio. Cette surprise bouleverse tout le film car la réalité des faits évoqués auparavant est remise en question (malgré la sincérité de l’aspect reportage). Quelle est la part de réalité dans ce film ? Quelle est la part de fiction dans ce reportage ? (On pense à Zelig de Woody Allen). Imamura laisse le spectateur avec ses réflexions sans jamais l’aider, il préfère laisser ces interrogations et ne présentera pas de solutions sans ambiguïté. La dernière scène est à l’image de cette incertitude : après une altercation entre les deux sœurs en pleine rue (on retrouve cette aspect voyeur, renforcé ici par la foule qui prend parti pour l’un ou l’autre), Imamura demande à chacune des personnes de conclure cette hybride de documentaire de fiction. En les questionnant sur le propos réel du film (les disparitions spontanées), il n’obtient pas de réponses claires. Les personnes présentes, acteur ou simple passant, continuent à être dans le film.
Un film sur la corruption de la vérité, que ce soit celle admise de l’image documentaire ou celle que chacun énonce en apparence. Un leçon de manipulation par les médias (ou à leur dépend), qui prend un goût très particulier avec notre époque Loft Story. Mais limiter ce film à ce retournement de situation serait une erreur, tellement celui-ci est riche en éléments sociologiques (le thème favori d’Imamura). Un film essentiel, à voir absolument.