Séoul année zéro
Avec Les Fleurs de l'enfer, Shin Sang Ok évoque la Corée de la fin des fifties par sa marge. Le Séoul de ce film sous influence néoréaliste, c'est un univers de prostituées qui vivent grace à l'argent des GIs, des "voyants" de rue qui arnaquent le "touriste", des petites frappes qui préparent un casse au péril de leur vie. C'est un univers de commérages où les choses se savent vite par le bouche à oreille, un territoire où un gangster trouvera toujours quelqu'un pour lui répondre s'il veut savoir où trouver celui qu'il cherche. C'est aussi un univers où l'on n'hésite pas à proclamer qu'une vie a pu etre brisée par la Guerre de Corée. Les prostituées y jouent le role de révélateur de l'américanisation naissante de la Corée du Sud. Pour la faire ressentir, il suffit juste à Shin Sang Ok de faire porter à une prostituée une robe en forme de version cheap des robes glamour de classique hollywoodien fifties. Ou de leur faire prononçer quelques mots d'anglais. Aguicher le GI devient dans un contexte social de misère un moyen de survie pour des femmes tiraillées entre une attitude cynique vis à vis des hommes qu'encourage leur profession et des désirs d'une vie plus insouciante.
Venu de la campagne pour retrouver son frère Young Shik, Dong Shik fait indirectement surgir ici le désir d'évasion des prostituées. Son innocence, sa naiveté les attire inévitablement comme si elles retrouvaient en lui ce qu'elles ont perdu. La fascination qu'il suscite provient également du fait qu'il incarne une virilité aux antipodes du machisme violent et possessif de son frère. Ce machisme, il en subira les conséquences brutales lorsqu'il tombera dans les filets séducteurs de la petite amie de Young Shik. Il s'y révèlera d'ailleurs d'un tempérament complètement opposé à cette dernière. Là où elle est prete à mettre en danger le frère de l'homme qu'elle aime pour vivre son amour, il fait passer les liens de sang avant ses désirs. Qu'elle imagine qu'il va passer outre les liens de sang pour la suivre est psychologiquement invraisemblable par contre. Le désir d'évasion, on le retrouve aussi chez Young Shik. Sauf que lui souhaite le réaliser au travers d'un dernier casse avant évasion de Séoul avec la femme aimée. Mais pour les uns comme les autres cette évasion ne se fera pas sans égratignures.
SPOILERS Pour vivre sa passion avec Young Shik, une des prostituées vendra la mèche du casse à la police. Mais lorsqu'elle se retrouvera face à un Young Shik à deux doigts de mourir, elle subira sa vengeance malgré de nombreuses supplications. Le regard déterminé, froid de celui qui doit exécuter sa vengeance, la froideur avec laquelle il manie l'arme blanche à ce moment-là, l'ambiance marécageuse de la scène ne sont d'ailleurs pas sans évoquer Sympathy for Mister Vengeance. Park Chan Wook aurait-il vu le film? L'avalanche référentielle qu'il a récemment déployée prete en tout cas le flanc... Ce passage du casse et de ses conséquences, c'est d'abord une longue course poursuite faisant intervenir la police et les principaux protagonistes d'un drame que l'on avait pressenti. Et une scène filmée de façon aussi efficace que non ostentatoire. Chacun semble tenter d'empecher l'autre d'aller à sa perte. En vain... Quant à la dernière scène, elle offre une optimisme en trompe l'oeil. Apparemment, Dong Shik revient à la campagne en compagnie d'une femme heureuse de pouvoir échapper à sa vie à Séoul. Mais meme s'ils veulent se donner des airs insouciants leur innocence est à jamais perdue. Rien n'effaçera pour Dong Shik la perte de son frère et d'une femme qu'il a aimée. Rien n'effaçera non plus pour celle qui l'accompagne les conséquences psychologiques de la vie de prostituée. FIN SPOILERS
D'un point de vue formel, Shin Sang Ok capte le Séoul de son temps avec une mise en scène d'une (souvent trop) grande sobriété. Et se fait vecteur de commentaire social comme lors du premier casse dans le camp de GIs. Le montage alterné y fait alors le va et vient entre les Coréennes dansant au son d'un orchestre pour aguicher le GI et les prostituées aguichant les GIs à l'extérieur afin de permettre aux voyous de réaliser leur casse. Là où le physique est pour les femmes un moyen de survivre au milieu du chaos de leur temps, les ruses de voyous jouent ici ce role pour les hommes.
Qu'ajouter? Qu'il s'agit d'un film préfigurant un certain cinéma japonais sixties. Alors que la Nouvelle Vague nipponne commençait à pointer le bout de son nez, un Coréen apportait sa pierre pour ce qui est d'évoquer le chaos engendré par une guerre et les conséquences de l'occupation d'un pays par des militaires US. Thèmes qu'aborderont par la suite avec un talent plus étendu les Fukasaku, Suzuki, Oshima et Imamura. D'ailleurs défendu à l'époque par Oshima critique, Les Fleurs de l'enfer fait donc regarder le cinéma asiatique de son temps d'un autre oeil. Ce n'est pas le moindre de ses mérites...
Trainée dans la boue
"A flower in hell" est une entrée incroyable dans le cinéma coréen – surtout celui des années 1950. Document historique inestimable, le début rend compte de la vie quotidienne d'une époque révolue; mais la présence des GI américains et le portrait – peu flatteur – qui en est fait préfigure effectivement un certain cinéma japonais des années 1960, mais égaleemnt des films coups de poing locaux, tel "Obaltan" tourné trois ans plus tard.
Loin, très loin de l'image des jeunes filles sages et cultivées, Choi Eun-hee et Kang Seon-hee donnent une image proprement scandaleuse à l'époque de la sortie du film; tout comme l'était sans aucun doute la fin du film, une terrible bataille dans la boue, que n'aurait pas renié un certain cinéma américain des années…1970's !!
Alors certes: l'histoire est ultra-simpliste et certaines scènes sont répétées et traînées en longueur; mais il ne faut jamais oublier de replacer un film dans son contexte historique et pour l'époque, avec le matériel à disposition, avec le peu d'expérience à ce moment-là, Shin Sang-ok réalise une œuvre vraiment magistrale !