Les films de Kung Fu n’ont pas à être tous spectaculaires. Si la grande majorité l’est, c’est parce qu’il y a un cahier des charges à remplir, des impératifs à respecter et un public à combler. Wong Kar Wai prend tout le monde de court, malgré une interminable production, et signe une magnifique ode à la concentration, à la répétition et à la sagesse. « Gong Fu » relève de l’art de se maîtriser, alors pourquoi se sentir obligé de sauter sur les murs et de mettre le décor en miettes ? On laissera donc cela aux films de divertissement. Car The Grandmaster n’a sûrement pas été réalisé dans l’optique de divertir. On laissera ça aux cinéastes de la trempe de Wilson Yip ou Ching Siu-Tung.
Il y a ici bien plus qu’un film de Kung Fu mainstream. Il y a un vrai regard sur l’héritage, sur la transmission d’un art. Sur la déception aussi. Doublé bien évidemment d’une dimension romantique exceptionnelle qui plane sur l’intégralité du métrage, Wong Kar-Wai oblige. Le cinéaste n’est d’ailleurs jamais aussi bon que dans l’exercice de retranscrire par sa mise en scène les états d’âme de ses personnages, de souligner un détail jusque-là banal par une signature faite de ralentis, de visages qui se frôlent, d’étreintes violentes et passionnées. La rigueur et l’aura démentielle du père de Gong Er (Zhang Ziyi) interprété magistralement par Wang Qingxiang, acteur de télévision inconnu par chez nous, donnent une dimension spirituelle appuyée à ce qu’est l’idée de transmettre. Ce qu’est l’héritage, la sagesse. Personnage redoutable qui donne tout son sens au titre de « grand maître », paradoxalement plus encore qu’Ip Man, incarné par Tony Leung, qui aurait dû être le personnage central du film. De toutes façons, par ses ambitions démesurées, Wong Kar-Wai partait de l’idée d’un biopic sur LES grands maîtres. Il se focalisera finalement sur Ip Man mais ne laissera jamais de côté les autres.
La sagesse nait qui plus est de l’écoute de ceux qui maîtrisent leur propre art. Le dicton de Zhao Benshan à propos de la cuisson en est l’exemple touchant, surtout quand on connait la trajectoire exceptionnelle de cet homme de théâtre touche-à-tout, qui a droit à son nom au générique en quatrième position alors qu’il occupe peut-être moins de cinq minutes à l’écran. Xiao Shenyang, qui tient le rôle d’une petite gouape mafieuse lors d’une scène hilarante, a d’ailleurs été l’un de ses élèves. La dimension d’héritage plane donc aussi en dehors du film. Mais The Grandmaster trouve ses plus beaux moments lorsqu’il évoque, par l’intermédiaire d’un flashback ou d’un ralenti, cette idée de passer outre les conventions sociales : Zhang Ziyi espionnant derrière une fenêtre son père en plein Kung Fu, avant de reprendre ses mouvements par la suite, est un instant magnifique. Comment ça, une demoiselle préférant occulter ses études de médecine pour devenir maître de Kung Fu ? Déception.
Le film de Wong Kar-Wai, s’il paraît amer et touchant, c’est parce qu’il est guidé par la déception. Déception parce que l’élève a trahis le maître, déception amoureuse (l’amour impossible –une constante, la séparation). Déception à cause de l’inaccompli. Il est le pendant « déçu » et froid d’un In The Mood For Love ou 2046, tous deux plus érotiques. Quant à la fougue et l’énergie formidable de ses réalisations des années 90, elles paraissent si lointaines. Wong Kar-Wai a vieilli et ses acteurs aussi. Place à la sagesse. Place à l’Histoire, ne voilà t-il pas que le cinéaste filme la guerre, associe trahison et occupation japonaise. Boum, ça explose, on pleure et les drapeaux de l’Empire du soleil levant sont tendus haut dans le ciel. Le film a beaucoup marché en Chine continentale.
Film de Kung Fu tout de même, la dimension spirituelle des combats est aussi très forte. Le geste entraîne une résonnance directe sur l’environnement, sur la matière (l’eau, le vent). Ils sont brutaux, réalistes, cadrés de près si bien que l’action et le montage peuvent paraître confus. Les aficionados se sentiront lésés. Comme lorsque The Host du coréen Bong Joon-Ho a été vendu comme un film de monstre, The Grandmaster n’est, lui, pas un film de castagne. On vient plutôt voir Wong Kar-Wai faire un film sur le Kung Fu dans sa matière la plus élégiaque. Voir un film où chaque plan trahit la volonté d’esthétiser à outrance. Le cinéaste n’a jamais été aussi maniériste qu’ici, ses effets de signature n’ont pas été laissés aux Etats-Unis après un road-movie désolant. On retrouve avec plaisir cette voix-off décrivant des détails même les plus simples « quand elle rentrait, elle faisait ci, elle faisait cela », avec une voix tout aussi simple, sans fioriture. On est en pleine lecture, écoutez le maître. Regardez aussi, probablement ce que vous verrez de plus maîtrisé à Hong-Kong ces cinq prochaines années. Et que dire, surtout, de ces extraordinaires vingt dernières minutes où le film culmine vers un climax porté par le seul regard déçu de Zhang Zi-yi et le thème principal d’Il Etait une fois en Amérique ? La trahison entraîne la déception, puis naturellement l’absence d’héritage, l’opium, la mort. L’épisode est tourné, on retrouve Yip Man avec ses futurs élèves –dont un tout jeune Bruce Lee, et on retourne à quelque chose de plus conventionnel finalement.
Le film ne nous apprendra pas grand-chose sur l’implication d’Ip Man dans le conflit sino-japonais, sur la rivalité entre les différentes écoles. Chang Chen vient faire coucou le temps de quelques scènes qu’on ne comprend pas vraiment, Song Hye-Kyo parle coréen ce n’est pas grave. L’ensemble est trop décousu pour être apprécié pleinement, comme s’il manquait une bonne heure. Mais qui aurait attendu Wong Kar-Wai, allé, deux ans de plus ?