Ordell Robbie | 3.75 | Sous le Camion l'Enfer... |
El Topo | 4 | Une autre face du seishun-eiga... |
Rien que parce c'est un Fukasaku tourné hors du système des studios et que c'est son film le plus personnel -même si l'histoire du cinéma démontre que ce n'est pas toujours synonyme de chef d'oeuvre- de Fukasaku avec Sous les Drapeaux l'Enfer ce If you Were Young: Rage mérite le coup d'oeil. Meme si un peu comme pour De Palma on peut considérer que c'est à l'intérieur des contraintes d'un système de studios que le cinéaste a donné le meilleur de lui-meme et qu'il les redonnera ensuite. Parce que oui le film manque un peu comme Blackmail is my life perdre le spectateur au début en multipliant les flashbacks pour poser son récit et qu'au début les acteurs sont parfois irritants à force de surjeu; oui dans ces moments-là on remercie le style Fukasaku d'être le style Fukasaku et de ravir à coups d'expérimentations visuelles usant de zooms, de caméras à l'épaule (Fukasaku démontre ici qu'il sait aussi bien filmer un match de boxe qu'un gunfight), de cadrages penchés, d'arrêts sur image à profusion, de filtres chromatiques pendant les flash backs, expérimentations qui trouveront leur aboutissement dans ses chefs d'oeuvres de la suite des seventies (et en plus ici d'user de voix off de différents personnages annonçant ce que Scorcese fera plus tard sur Casino, à savoir multiplier les points de vue pour souligner encore plus la sensation de gachis d'une opportunité), le tout afin de rendre compte du chaos, chaos du vécu de personnages qui voient dans un camion une chance d'échapper à un passé douloureux, à leur situation personnelle peu reluisante en plein milieu d'un Japon en plein miracle économique.
Pour les "héros" fukasakiens, le chaos de l'immédiat après-guerre était d'ailleurs aussi une terre d'opportunités, un moment où parce que tout était à terre on pouvait construire sa situation. Appeler le camion qui cimente une amitié entre un groupe d'individus "Independence N1" n'est pas très subtil: dans le genre de la satire, le trait a certes été plus grossi que ça mais Fukasaku a aussi fait moins démonstratif. Mais ensuite il devient de plus en plus intéréssant pour finir de façon poignante lorsqu'il devient un grand film sur la façon dont les circonstances de la vie peuvent ruiner une belle amitié. Dilemme entre désir de survie -quitte à jouer les briseurs de grève et se rendre complice du patronnat- et idéaux, entre obligations morales vis à vis de la loi afin d'assurer sa survie et affection toujours vive pour un ami qui a fauté, toute cette partie-là exacerbe un des grands thèmes du cinéma japonais la lutte individuel/collectif, lutte entre le désir de s'en sortir d'individus et un système pourri et corrompu de l'intérieur qui nuit à ces aspirations, lutte entre l'amitié et la volonté de survie individuelle. Mais malgré un constat désabusé sur le Japon du miracle économique, Fukasaku n'en est pas pour autant pessimiste: à la fin du film, une amitié est partie en fumée détruite par des circonstances historiques mais Fukasaku ne veut pas finir là-dessus, il achève son film sur une note optimiste, sur la volonté de toujours relever la tête même si on est à terre.
La tristesse est toujours là pour le spectateur comme pour les personnages mais la volonté d'aller de l'avant et de croire en demain aussi.
Tokyo, le début des années soixante. Cinq jeunes garçons désargentés et plus ou moins sans éducation tentent de s’en sortir en vivant d’expédients. Un soir où ils se trouvent réunis au fond d’une cellule suite à une bagarre, ils décident d’en finir avec la logique des petits boulots minables et d’acheter un camion pour lancer leur entreprise indépendante.
En 1961, Fukasaku Kinji fait ses débuts comme réalisateur pour le compte de la Toei. Il signe cette année là un polar assez académique (Du Rififi chez les truands) qui le lance, et dès lors, il ne cessera plus de tourner. Malheureusement, la politique de production du studio ne lui convient pas et il ne cache pas son profond désintérêt pour les films que la Toei sort en série, essentiellement des jidai-geki et des ninkyo-eiga. Dès le départ, il clame haut et fort sa volonté de réaliser des films ayant trait au passé récent du Japon et se refuse à se conformer aux règles imposées des genres emblématiques du studio.
Alors dépourvu de toute réputation et donc de tout crédit vis-à-vis de ses producteurs, Fukasaku entame une période d’errance qui durera près de dix ans, et l’amènera même à sortir du système des majors en 1970. Il réalise alors deux films qui malheureusement seront des échecs commerciaux ce qui le contraindra à s’en retourner à la Toei pour entamer dans la foulée le dynamitage du yakuza-eiga que l’on sait.
If you were young : rage est le premier film de la parenthèse indépendante de Fukasaku, réalisé en 1970 pour la compagnie indépendante Shinsei Eiga-Sha. On est alors à une époque où le cinéma indépendant japonais en est à ses balbutiements (jusqu’en 1961, jamais plus de 4 films tournés hors du système des studios n’étaient sortis en salles la même année) et comme les majors, la plupart des sociétés de productions ont leurs thèmes et genres de prédilection même si les réalisateurs qui y travaillaient bénéficiaient d’une latitude accrue par rapport à ceux sous contrat au sein des studios.
La Shinsei Eiga-Sha ne fait pas exception. Créée en 1950 par des techniciens et des acteurs issus de la Toho et pour la plupart thuriféraires communistes, cette société se lance d’abord dans la production de films militants, véhiculant une idéologie gauchiste et progressiste, avant de s’orienter vers des œuvres moins marquées politiquement, louant le plus souvent les mérites et les immenses possibilités de la nouvelle jeunesse japonaise, en partie responsable du miracle économique. C’est dans ce contexte qu’arrive Fukasaku en 1970.
Si sur le papier If you were young : rage a éventuellement pu laisser aux producteurs l’illusion d’un nouveau film dans la lignée de ceux généralement tournés par la Shinsei Eiga-Sha, il n’en est bien sûr absolument rien. Le ton presque bucolique du premier tiers est un leurre, un subterfuge qui permet la mise en place en trompe-l’œil de la narration. En réalité, If you were young : rage pose la première pierre de l’œuvre contestataire de Fukasaku. Quelques années avant de transposer ses théories au jitsuroku-eiga, ce dernier délivre déjà une critique acerbe du Japon-nouveau, né du fameux « miracle économique ». C’est d’ailleurs peut être dans ce film que son propos s’exprime le plus clairement, sans être dénaturé par l’intégration à un genre tel le yakuza-eiga, puisque Fukasaku met directement en scène les premières victimes de cette désillusion, les « golden eggs », des jeunes gens venus à Tokyo d’à peu près tout ce que le Japon compte de campagnes, sacrifiés sur l’autel de la reconstruction du pays, et qui se retrouvèrent sans argent ni travail une fois le redressement effectué.
Une fois de plus, on assiste à une descente aux enfers, celle des deux personnages principaux qui, après avoir tenté de s’en sortir en échappant au travail d’entreprise dans ce qu’il a de plus avilissant finiront par être rattrapés par leur passé de génération sacrifiée, comme pour rappeller qu’ils s’en sont sortis par hasard et que pour certains à qui l’on ne laisse pas la moindre chance les efforts sont vains, inutiles. Avec le quintet d’amis qui se lancent dans l’achat d’un camion pour concrétiser enfin toutes ces potentialités qu’on leur promet depuis le deuxième conflit mondial et l’occupation américaine, censées avoir laissé un archipel neuf, où tout est possible pour chacun, Fukasaku tient une métaphore aussi subtile qu’incisive du Japon d’après-guerre. Les deux jeunes gens qui semblent échapper au chaos de cette époque finalement impitoyable oublient vite que leur bonne fortune a été payée du sang ou de la liberté de leurs amis d’hier. Et quand ressurgissent les fantômes de ces derniers, l’union sacrée et l’amitié qui semblaient régir leur association éclate inéluctablement.
Cette évolution transparaît admirablement dans la mise en scène de Fukasaku. Les cadres obliques traduisent l’équilibre instable de la situation des protagonistes tandis la liberté narrative du début, les zooms, le montage sec, les arrêts sur images, les focales longues et les caméras portées insufflent au film l’énergie et le souffle qui siéent à la description de ces temps agités. Enfin, sur toute la durée du film, on observe l’assombrissement progressif de la photographie et à mesure que la trame gagne en noirceur, les couleurs éclatantes du début se diluent inexorablement. Chaque élément de l’oeuvre concourre donc à la formation d’un ensemble cohérent et finement équilibré entre propos et technique, forme et fond…etc. Au final on peut constater qu’au seishun-eiga optimiste qu’attendaient sans doute la Shinsei Eiga-Sha, Fukasaku aura fait subir le même traitement qu’il ne le fera plus tard au film de yakuza.
On ne peut donc que louer la clairvoyance fructueuse de l’American Cinematheque dont le travail, tant dans la restauration que dans la diffusion de ce film est des plus appréciables. Sans la récente rétrospective consacrée à l’œuvre du maître, puis l’édition DVD de ce chef d’œuvre précurseur de ses réussites à venir, on peut malheureusement douter qu’un éditeur ait un jour creusé jusque là dans la filmographie ô combien foisonnante de Fukasaku.