Jeux à huit mains…jeux de malins
"Kuldesak" – loin d'être un film transcendant – est néanmoins un film extrêmement important dans le récent cinéma indonésien, marquant, ni plus, ni moins, son renouveau. Il faut donc au moins replacer le film dans son contexte pour le juger au-delà de sa simple qualité artistique.
Années 1980: le cinéma indonésien connaît un véritable âge d'or avec un pic de production avoisinant les 115 films produits en 1990; mais comme dans la plupart des pays, cette production s'écroule rapidement sous l'influence de divers facteurs (piratage, arrivée VCD / DVD, chaîne télé, pression des importateurs américains, etc, etc) pour retomber à 4 productions en 1998 et 1999, dont la plupart des films seront des bluettes érotiques, réalisés à la va-vite pour un public très peu exigeant (et peu nombreux).
Seule "lanterne" dans la nuit noire, Garin Nugroho, un réalisateur indépendant, qui réussit à percer sur un circuit festivalier et international, mais qui reste en marge de l'industrie cinématographique nationale (la plupart de ses films ne seront même pas projetés en Indonésie).
Durant la seconde moitié des années 1990, treize passionnés de cinéma vont s'allier pour signer un manifeste, le "I-Sinema", qui prône de réussir le difficile pari jamais atteint par d'autres cinéastes avant eux: concilier art et commerce pour produire des films de qualité pour tous les publics. Le premier exemple concret sera "Kuldesak", une réalisation signée à huit mains par quatre jeunes auteurs, qui auront fait une belle carrière depuis. Riri Riza est l'un des plus fameux porte-parole de l'actuel cinéma indonésien et vient de signer, en 2008, le plus gros succès historique, "Rainbow Troops" avec plus de 3,5 millions de spectateurs en fin de carrière. Mira Lesmana est la seule des quatre à ne pas avoir persévéré dans la réalisation, mais s'est associée à Riza pour créer leur société "Miles Films" et produire tous les films suivants de Riza.
Nan Achnas s'est distingué en réalisant l'énigmatique "Whiserping Sands", une véritable œuvre d'auteur unique dans l'industrie cinématographique indonésienne, qu'elle n'a malheureusement pas pu confirmer avec ses films suivants (le film pour enfants "The Flag" et "The Photograph"). Enfin, Rizal Mantovani s'est fait une spécialité dans des films d'horreur, notamment avec le carton de l'année 2002, "Jelangkung" et la franchise des "Kuntilanak".
Tous quatre se lâchent totalement en s'inspirant profondément d'un jeune cinéma américian indépendant et notamment des œuvres d'un Oliver Stone (période "Natural Born Killers") ou Quentin Tarantino. Certains revendiquent également une nette influence musicale, comme Riza, qui cite ouvertement la mode "grunge" lancée – malgré lui – par son mentor Kurt Cobain.
En résulte un film foutraque, mais totalement décomplexé et – chose encore plus rare – encore réalisée sous la présidence du dictateur Suharto, qui interdisait toute référence ouverte à des thèmes aussi sensibles que la drogue, la criminalité ou le sexe – autant de thèmes abordés tout naturellement dans ce film.
Mais derrière ce trop-plein d'énergie créatrice, qui part un peu dans tous les sens et genres, on perçoit également une réflexion plus mature de la société indonésienne de l'époque. Tous els personnages sont comme déshumanisés au contact de la télévision et – notamment – au contact d'une culture américaine finalement assez néfaste. Ils agissent, comme s'ils tentaient de reproduire des schémas entr'aperçus dans des films et leurs tentatives maladroites résultent en une totale perte d'identité…qu'ils payeront parfois très chers.
Derrière le cabotinage de certains personnages et mises en situation pointe ainsi le spectre de la solitude, de la perte de repères et de la Mort…et le film dérange peut-être moins en raison de sa démi-réussite, que dans son évocation de choses plus désagréables.
Une date dans le renouveau du cinéma indonésien et une œuvre décidemment beaucoup plus engagée et forte, que celles qui auront relancées le cinéma thaï (le film de gangsters "Dang Bireley and the young gangsters") et coréen ("Shiri"), des œuvres de divertissement sans cette profondeur que marque "Kuldesak" (expression indoénsienne détournée du français "Cul-de-sac").