Important et profond. La "marque" d'un maudit.
Intéressant métrage d'Uchida réalisé au début des années 60, époque où le japon venait de vivre ses plus grandes heures. Mais attention, Uchida n'en est pas à son premier film puisqu'il faudra remonter à 1922 pour y découvrir ses premiers pas. Meurtre à Yoshiwara n'est donc pas un essai, ni même une découverte, mais plus l'aboutissement aussi bien formel que fondamental d'un cinéaste qui explosera cinq ans plus tard avec Le Détroit de la faim. Ici, Uchida met en avant les difficultés financières et sentimentales d'un homme "meurtri" par une tâche qui lui rend la vie difficile. Une prostituée anciennement détenue pénitencier profitera de son indifférence envers ce "défaut" physique pour le charmer et ainsi l'amener à le séduire pour se marier et quitter une bonne fois pour toute ce bordel. Simplement le spectateur n'est pas forcément au courant de cette manipulation purement égoïste, mais il l'apprendra tôt ou tard, l'oeuvre d'Uchida exposant clairement les mauvaises intentions de cette dernière pour accentuer d'avantage le sort qui lui est réservé en fin de métrage.
Chronique sociale avant tout, Meurtre à Yoshiwara pose les bases de la définition même du dilemme : Jiro choisira-t-il d'économiser ses quelques ryos pour aider ses sous-traitants, catastrophés depuis les pertes de mûriers des suites d'une tempête de grêle, ou financera-t-il le défilé de sa "bien-aimée" courtisane afin qu'elle lui appartienne? Des questions aux réponses pas si évidentes que cela, Uchida n'hésitant pas à bafouer quelconque morale pour créer un retournement de situation particulièrement intéressant car traité de manière brillante. En fin de métrage la courtisane qu'il aimait tant, défile sur des hauts sabots, définition de son exclusivité et son haut statut dans la société, avant de se retrouver à terre, pratiquement piétinée, des suites de son virage malsain et profiteur d'un pauvre homme qui ne demandait qu'à être aimé.
Esthétique : 4.25/5 - Scope formidable. Des compositions dignes du "cinquième grand maître".
Musique : 3.5/5 - Présente aux bons moments, elle souligne les émotions de bien belle manière.
Interprétation : 4/5 - On retrouve Kataoka Chiezo, un habitué d'Uchida. Superbe prestation générale.
Scénario : 4.25/5 - Poignant, presque terrifiant, une belle peinture de l'égoïsme et de la revanche.
La Griffe du Passé
L'ouverture de Meurtre à Yoshiwara pose remarquablement les enjeux du film: un plan de bouddha superbement éclairé à la lumière bleue annonce le fait qu'une des questions du film sera précisément la distance aux choses (élément du bouddhisme), que ce soit d'un point de vue thématique ou formel. Suit un plan sur un bébé au milieu d'un halo de fumée. Ce dernier porte une cicatrice au visage et a été abandonné par ses parents en compagnie d'un sabre dont la vente doit servir à ceux qui le recueillent pour lui payer son éducation. L'idée d'un personnage complexé quoiqu'il arrive et portant déjà en lui une pulsion de meurtre est dès lors en place.
Car, même lorsqu'il est au sommet, Jirozaemon, figure du patron paternaliste vis à vis de ses employés, souffre du talon d'achille représenté par sa marque au visage. Marque qui fait d'abord qu'il est toujours célibataire à l'étonnement de ses employés et qu'aucune courtisane de Yoshiwara ne veut lui tenir compagnie. La seule personne qui voudra de lui sera une courtisane de bas étage méprisée par les autres geishas en raison de ses origines populaires et qui a soif de grande vie. Le film décrit d'ailleurs avec minutie la vie de ces courtisanes: elles donnent une impression d'un véritable groupe subissant un entraînement à la rigueur militaire. Et cette arriviste a exactement les qualités nécessaires à un promotion dans ce type de contexte: un mélange de grande gueule et de soumission rigoureuse, quelqu'un qui se laisse porter par les événements. Son désir d'ascension rejoint celui de ses patrons qui veulent soutirer à Jirozaemon le maximum d'argent.
SPOILERS A coups de câlins et de tendresse dont a toujours manqué Jirozaemon, elle réussit à se faire payer des cours pour devenir première courtisane et à le pousser au surendettement. Le film montre d'ailleurs très habilement le piège se refermer sur ce dernier. Si le film n'a de polar que son titre, la fatalité ici à l'oeuvre, l'idée que les dés sont pipés d'avance évoquent un pan entier de l'histoire du film noir. Comme dans les meilleurs polars, c'est un événement imprévu qui fait prendre conscience au héros qu'il a les bras liés. Et le sabre scellera la fatalité du héros vu que personne ne veut le racheter (c'est un sabre sans nom, un peu comme il est un enfant abandonné). La vengeance peut alors exploser dans un final se caractérisant par sa profusion de figurants: un homme porté par la fureur y est ainsi capable de décimer un nombre invraisemblable de sabreurs.
Le type de parcours de la courtisane évoque bien évidemment les héros de Thackeray. A l'instar d'un Redmond Barry qui réussit à s'élever dans l'aristocratie au moment-meme où celle-ci est sur le déclin, l'héroine atteint enfin son but alors qu'un aléas climatique détruisant la récolte de soie a mis Jirozaemon au bord de la ruine. Dès lors, sa nature véritable de femme qui ne veut pas d'un mari ruiné même s'il lui a pavé la route vers le sommet se révèle. Mais là où un Redmond démasqué se retrouve éjecté de l'aristocratie, c'est Jirozaemon qui se retrouve mis au ban de la société, raillé par ses employés à cause de sa naiveté et poursuivi par des créanciers qui lui interdisent de remettre les pieds à Yoshiwara. Ici, c'est l'escroqué qui a enfreint les règles de la respectabilité (sortir avec une femme de bas étage), pas l'arriviste. FIN SPOILERS
Mais outre un peintre implacable de l'arrivisme et de la fatalité, Uchida est également un metteur en scène virtuose exploitant pleinement le potentiel du format scope. A l'instar d'un Kurosawa, il utilise ce format pour cadrer chacune de ses scènes comme une scène de théatre. Les cadrages plongeants nous mettent dans la position de quelqu'un qui regarderait la scène de haut (au propre comme au figuré). En détachant la parole de celui qui la dit, les nombreux plans distants la rendent encore plus forte émotionnellement. Et en intérieurs Uchida a un vrai sens de la profondeur de champ. Et lors des scènes de foule, la caméra se surélève pour montrer que les personnages ne sont que les pions d'un jeu où tout est réglé d'avance. Lors des scènes de bordel, cette même figure souligne le fait que le monde des courtisanes ressemble à une véritable section militaire avec sa discipline et sa cruauté.
Le sens du cadre et de l'ampleur d'Uchida se retrouvent également lors des scènes de combats au sabre, notamment dans le combat final où en se mettant à distance Uchida le rend encore plus titanesque. Uchida sait également amener des gros plans révélateurs: lors de l'apprentissage de la courtisane, ils reflètent la rigueur d'exécution des gestes à accomplir pour justifier son rang et les gros plans sur la courtisane au sommet marchant avec une rigueur militaire ses talons compensés, traçant sur le sol une route sinueuse, reflète le chemin non conventionnel mais réfléchi pris pour atteindre son but. Comme dans tout grand mélodrame, la photographie du film et les couleurs des vetements reflètent parfaitement les émotions des personnages (voir à ce propos la première nuit de Jirozaemon où une moitié de la chambre est éclairée en bleu clair comme son kimono tandis que celle de la courtisane est éclairée dans rose vif pour souligner les oppositions de caractère et de tempérament).
Au final, on ressort heureux d'avoir assisté à une grande réussite classique, un film qui divertit, captive, tout en offrant un regard cruel sur l'homme et les mécanismes sociaux. Quand il est fait à ce niveau-là, l'artisanat n'est pas très loin du grand art.
Très, très surfait
La sortie du coffret 3 dvd de Tomu Uchida a opportunément rétabli la notoriété de ce réalisateur méconnu. Force est cependant de constater que ce Meurtre à Yoshiwara est assez faiblard. Notre héros est assez pâlot, quoique paré de toutes les vertus et, surtout, la femme qui l'accule à la ruine n'a pas le mélange de vulgarité et de sensualité requis pour le rôle. En revanche, les tenanciers de la maison de plaisirs sont très bien et les deux meurtres (celui du mac, dans une admirable scène nocturne et fluviale, et de la prostituée, en plein jour et aux yeux de tous) remarquablement mis en scène. Pour rechercher une analyse plus profonde des désirs de reconnaissance et de promotion des "concubines" japonaises (les amours tarifées comme ascenseur social), mieux vaut se replonger dans Tatouage de Masumura ou dans le chef d'oeuvre du genre, la Rue de la honte de Mizoguchi (avec le personnage de l'avare Ayako wakao).
My tailor is (not) rich (anymore)
D'après une célèbre pièce de kabuki adapté par le scénariste fétiche de MIZOGUCHI, Yoshikata YODA, UCHIDA délivre une nouvelle réflexion très personnelle concernant les apparences et les faux semblants. Mélodrame avant tout social, le cinéaste s'attaque autant aux préjugés humains (Jirozaemo ne peut être un honnête homme à cause de son visage défiguré; la prostituée de bas étage ne pourrait jamais devenir une vraie courtisane; alors qu'au contraire le marchand pense qu'elle est une personne digne de confiance), qu'aux fausses perceptions sociales (le riche marchand sait donner tout l'argent du monde aux nécessiteux; la prostituée est condamnée d'avance).
Aussi réussi dans le fond, que dans la forme (l'époustouflant finale haut en couleurs et doublé d'un rare mouvement de caméra en avance sur son temps), UCHIDA transcende le simple mélodrame pour en faire une vraie réflexion humaniste. Seule une relative timidité soit dans l'écriture du scénario, soit dans sa représentation à l'écran et concernant un goût inachevé par rapport aux principaux protagonistes fait que le film ne soit un classique absolu.