Un mélodrame de bonne tenue et visuellement splendide
Bon film que cet Elégie de Naniwa sorti à une époque où Mizoguchi se cherchait toujours encore un peu, malgré un passé déjà particulièrement riche. Pourtant, si l'on est encore loin de ses meilleures oeuvres, évoquons même "chefs d'oeuvres" des années 50, ce film relativement engagé envers la gente féminine témoigne d'une superbe solidité de fond et de forme. Le scénario, critique acerbe et réaliste du machisme d'époque parfois très surligné par Mizoguchi évoque déjà quelques lignes de ses portraits de femmes, nobles ou dangereusement noirs, où ces dernières n'ont pas le droite de l'ouvrir ni d'omettre un son mal placé. Et lorsqu'elles servent le thé, il est anormal qu'elles aient la moindre saleté sur les mains et se doivent d'obéir au doigt et à l'oeil de ces messieurs. Si le personnage de Ayako est clairement l’un des éléments centraux du film, il serait navrant d’omettre qu’elle porte sur ses frêles épaules la condition d’une majorité de femmes issues de milieux sociaux différents. De part ses risques pris pour tenter de sauver sa famille du naufrage financier, son père étant un parfait incompétent, et le coup de massue qu’elle prend en retour, Mizoguchi aura aligné sur plus d’une heure ce qu’il entreprendra par la suite : les thèmes forts comme la résignation féminine et l’ego anormalement démesuré de la gente masculine, la force de ces êtres forcés à contrôler leur destin, le contexte économique d’avant guerre et encore davantage, résumer l’œuvre de Mizoguchi en quelques lignes relèverait de la bêtise. Si cet Elégie de Naniwa peut souffrir d’un manque de profondeur parce que sa narration souffre d’une durée l’empêchant de pleinement rentrer dans les détails, il conserve néanmoins de superbes qualités indéniables : l’interprétation oscillant entre théâtrale et réalisme pur, sa mise en scène d’une grande justesse de présentation et de beauté picturale (quelques plans figurants parmi les plus beaux jamais vus chez le cinéaste), influences ou pas, l’ensemble est un régal pour les mirettes avec notamment un jeu sur les flous de toute beauté. Particulièrement accessible mais ne représentant pas grandement l’œuvre terminale du cinéaste, L’Elégie de Naniwa est à découvrir.
La tentation de l’argent facile
L’élégie de Naniwa, que l’on pourrait remplacer par la Symphonie d’Osaka (Naniwa étant l’ancien nom de cette ville), est le 1er vrai film parlant de Mizoguchi, lui qui a réalisé entre 1922 et 1936 une quarantaine de films muets dont seulement 3 ou 4 ont subsisté. Un film très court, puisqu’il ne dure que 68 minutes, et qui marque la 1ère collaboration avec celui qui sera par la suite son scénariste attitré, Yoda Yoshikata. Un film déjà influencé par l’Occident, puisque transparaissent dans de nombreux plans, si l’on en croit Charles Tesson, des références explicites à des cinéastes comme Sternberg ou Lubitsch, que Mizoguchi admire beaucoup.
L’intrigue n’est pas des plus originales : une jeune standardiste de condition modeste se laisse attirer par la tentation d’une vie facile en devenant la maîtresse de son patron, malgré son amour pour un de ses collègues de bureau, provoquant quiproquos et rebondissements comme au théâtre. Une manière pour Mizoguchi, déjà, de décrire le destin d’une femme qui tente de trouver sa place dans une société dominée par les rapports de force et par l’argent. Dans ce film, les hommes n’ont déjà pas le beau rôle. Le patron est totalement pathétique, se donnant de grands airs autoritaires tout en esquivant de manière ridicule les conflits, en se cachant par exemple sous sa couette lorsqu’il se fait surprendre par sa femme en galante compagnie. Le père ne vaut pas mieux : il truande sa société puis se cache comme un animal. Et quand le prétendant rivalise de naïveté confondante, le frère réclame de l’argent pour ses études et n’admet pas que sa sœur s’en sorte mieux que lui.
Au milieu de tout ce tumulte, la jeune Ayako apprendra à ses dépens qu’en appartenant à la classe populaire, il était illusoire d’aspirer à la classe aisée en quelques mois. Dès 1936, beaucoup des thèmes chers au grand cinéaste japonais sont donc présents, même s’il se cherche encore du point de vue de la mise en scène : il y a déjà de belles idées (l’utilisation fréquente des ellipses, par exemple), mais aussi des plans rapprochés ou de côté que l’on ne verra plus par la suite. Si le manque de densité narrative aura du mal à captiver totalement le spectateur du XXIème siècle, il serait injuste de ne pas découvrir ce film, tourné 20 ans avant La Rue de la Honte.
Ingratitude des hommes
Comme on ne connaît presque rien de la filmographie qui a précédé, il est difficile de ne pas juger cette Elegie à l'aune de ce qui a suivi - et de conclure qu'il s'agit d'un premier brouillon des oeuvres plus fortes et plus maîtrisées qui vont suivre (l'incroyable Soeurs de Gion par exemple). Donc, Ayako, paisible standardiste, va nouer une liaison intéressée avec son pitoyable patron pour renflouer les finances de son père et payer les études de son frère, perdant par là et son fiancé potentiel et la considération de sa famille non reconnaissante.
Comme souligné par les commentateurs précédents, c'est une oeuvre un peu bancale, qui souffre d'un scénario un peu trop explicatif et dépourvu de la parfaite concision des Mizoguchi ultérieurs. Au plan formel, pas de doute en revanche, le spectacle est au rendez vous. Quelques plans séquences miraculeux, des jeux assez étonnants sur les 1ers et arrière plans (qu'on ne reverra plus dans les films suivants), un plan final admirable avec un gros plan (incroyable !) de la solitaire Ayako fuiyant l'ingratitude des hommes au terme d'un splendide travelling arrière qui clôt en beauté ce beau film.
La condition de la femme
Après une série de Meiji-mono (films d'époque sous l'ère Meiji) reniés par son réalisateur, Mizoguchi se voit finalement l'opportunité offerte de se sortir du genre imposé en collaborant pour la première fois avec le jeune scénariste Yoshikata Yoda. Ce dernier revenait après une longue période de convalescence suite à une terrible maladie et son envie passionnel de se remettre à travailler lui permit de supporter l'exigence légendaire de Mizoguchi.
Le point de départ est similaire à celui du film américain réalisé par Joseph Sternberg en 1932, ''Une tragédie américaine" : une employée est obligée d'accepter les avances de son patron; leur liaison aura de terribles conséquences sur leur vie privée et familiale. Mizoguchi en profite pour dresser le fort portrait d'une femme, prête à se sacrifier pour subvenir aux besoins de sa famille (son père à de fortes dettes). La liaison révélée par la femme du chef, l'employée commence une lente déchéance, se voyant refusée par son ami et rejetée par sa famille. Le dernier plan du film est absolument magnifique : elle avance seule, face caméra, au milieu d'une rue déserte de nuit.
Mizoguchi explore don pour la première fois (en tout cas, de ce dont on peut juger de la petite trentaine de films encore existants d'une oeuvre qui comprend AU MOINS 80 films) la triste condition de la femme, opprimée par la cruauté des hommes et incapable de s'en sortir dans un rigide système traditionaliste japonais. Forte, elle prendra ses malheurs sur elle, même face à une famille directement liée à ses malheurs (elle n'a accepté de devenir la maîtresse du patron que pour éponger les dettes de son père; puis de s'acquitter des frais de scolarité de son frère).
La réalisation oscille encore entre les commandes populaires passées (comique de bouvard dans la première partie; structure classique de l'intrigue; gros inserts pour permettre une meilleure compréhension; amples mouvements de caméra...) et la nouvelle direction prise par le metteur en scène (plans-séquences poussées; géométrie dans la construction de ses cadrages, ...); l'ensemble semble fait dans une certaine fébrilité et pas toujours maîtrisé; son suivant "Sœurs de Gion" sera beaucoup plus posé et réfléchi et plus proche de l'impulsion qu'il donnera à ses futurs chef-d’œuvres.
La critique colportée est bien en avance sur son temps et le réalisme social très osé. Le Japon transpirant un patriotisme exacerbé suite à un coup d'Etat fasciste, Mizoguchi sera d'ailleurs convoqué par le Comité de la Censure pour s'expliquer de sa représentation très crue de son sujet. Il finira par avoir le droit de diffuser le film en salles, mais restera profondément marqué par son pénible interrogatoire. La Daichi Eiga traversant déjà ses premiers problèmes financiers, le film sera insuffisamment diffusé et ne connaîtra aucun succès public.