Une romance en avance sur son temps
Le parcours du cinéaste Fei Mu est plutôt atypique, donnant ainsi un cachet très particulier à ce qui est considéré comme son chef d'oeuvre et le plus grand film chinois de tous les temps selon le festival HongKong Movie Awards. Conspué à sa sortie du fait de ses propos politiques sous-jacents à l'intrigue principale dixit le gouvernement d'époque, le cinéaste s'exila à HongKong et ne tourna plus aucun film. Il fut retrouvé durant les années 80 et ne cessa de s'embellir avec l'âge, de prendre une certaine importance à l'égard de certains réalisateurs qui semblent s'en être inspirés, ou n'est-ce peut-être que sa grande modernité et la perfection absolue de sa mise en scène emprunte de dignité et de retenue qui nous font croire pareille donne. A plusieurs reprises, le film rappelle évidemment le travail de Wong Kar-Wai à ses débuts (
Nos Années Sauvages) et paradoxalement au cours de ses dernières réalisations (
In the Mood for Love,
2046) en particulier pour le portrait de ses femmes incarnées par l'actrice Wei Wei à elle seule. L'omniprésence de sa voix-off, dynamisant le récit et lui insufflant un pouvoir romanesque intéressant, rappelle évidemment les films cités ci-dessus et par sa grâce et sa retenue permet une bonne digestion de l'ensemble, car si il est certain que
Spring in a Small Town bénéficie d'une mise en scène extrêmement moderne et audacieuse, le film aurait pu souffrir du poids des ans et annihiler toute surprise au vu de ses gammes récitées par une quantité de cinéastes visiblement respectueux d'un tel travail d'époque.
Pourtant non, le métrage n'a pas pris une ride, exploite les thèmes de l'amour avec un recul et une pureté particulièrement chinoise : sa retenue, son incapacité à dire les choses sans risquer un malaise (tous se taisent, mais tous sont conscients de leur amour réciproque), sa gestuelle millimétrée, ses décors baroques que n'auraient pas renié l'âge d'or du cinéma transalpin néo-réaliste, la qualité de ses cadrages n'ayant rien à envier à Julien Duvivier dans sa plus grande période et partageant toute une gamme de techniques visuelles (les deux plans sur les pieds de l'héroïne rappelant l'entrée de Gabin dans Pépé le Moko) en total désaccord avec le système du cinéma Hollywoodien d'époque fixant les limites du cadre au niveau des genoux, filmer la partie inférieure étant tabou même chez les plus grands et ce des années plus tard (Howard Hawks et son Rio Bravo en est l'exemple le plus parfait). C'est pour tout ceci que Spring in a Small Town fait figure d'objet classique à part entière, et fait briller le moindre de ses acteurs : le point sur Wei Wei au centre du cadre, avec en arrière Chaoming Cui et le reste du décor, flous, rappelle la photographie de Doyle pour In the Mood for Love, synonyme de savoir-faire évident et de maestria visuelle "contemplative". Mais cette contemplation n'est pas gratuite et ne fait que refléter l'élégance des rencontres et des discussions dans cet unique cadre : une maison et son jardin. Ne parlons pas non plus de huit clos, le film n'en a ni la prétention ni l'intérêt car cette fermeture sur le monde extérieur coïncide principalement avec la parabole faite sur l'amour discret et pudique voulu par Fei Mu. Grand film en l'apparence, le spectateur amateur de romance et de retenue y trouvera son compte.
Grande tragédie intimiste, fondatrice d'un pan du cinéma chinois.
Wong Kar-wai et Jia Zhang-ke sont déjà là, dans ce chef d'oeuvre basé sur un classique triangle amoureux, considéré à juste titre comme un des plus grand film du cinéma chinois. Wong Kar-wai a peut être retenu ici l'élégance des corps qui se frôlent à peine, les non-dits, la retenue, la classe de Li Wei, grande dame à la beauté imparfaite. Jia Zhang-ke n'a jamais caché que sa muraille de Platform venait de ce film. Dans la "Petite ville", c'est déjà le rendez-vous clandestin des amoureux qui n'ont pas le droit de se dire "Je t'aime", c'est aussi le chemin qu'arpente Yu Wen, sa route qui tourne en rond. Les sentiments intérieurs ne sont pas exprimés ouvertement, mais le décor les dit pour eux : de cette petite ville, on ne verra presque qu'une muraille et une maison, c'est le seul horizon des personnages, leur choix : dedans ou dehors, pas d'alternative. Le reste est mort ou vide. Le film est une épure en chambre mais ne fait jamais théatre filmé. Une figure de style le rend encore étonemment moderne, la voix-off de Yu Wen. Elle est à la fois une pensée intime et une narration omnisciente, car elle raconte des choses que Yu Wen n'a pas vu. Elle est déjà au dessus de tout, loin dans son film à elle, spectatrice de sa vie.