Aussi illuminé dans sa forme que sombre dans son traitement
1960, quelle merveilleuse année pour ce cinéaste en état de grâce permanent. Dès les premières minutes, dès les premières secondes, le spectateur attentif à l'oeuvre de Naruse Mikio sait d'amblé qu'il peut faire confiance à ce qui va suivre, en dépit des ses longueurs habituelles pas forcément préjudiciables aux qualités intrinsèques du film. Un Naruse Mikio sans quelques longueurs est difficilement possible, surtout lorsqu'il s'approche des deux heures, mais c'est la même chose pour un Ozu, les longueurs, il y en aura tout le temps une ou deux mais le résultat final est toujours grandiose. Ici, le film débute par un générique délicieusement sixties qui annonce déjà la "couleur" : musique mélancolique au piano, verre de whisky et odeur de fumée pas bien évacuée. On y est. Contrairement à ses films réalisés la même année, il n'y aura pas le pessimisme et la sécheresse du formidable (l'un de ses meilleurs films, et on ne le redira jamais assez)
L'approche de l'automne, il n'y aura pas non plus les élans d'humour redoutables du génial
Filles, épouses et une mère.
Quand une femme monte l'escalier c'est le portrait d'une femme, Mama (ou Yashiro Keiko), interprétée par Takamine Hideko l'égérie de Naruse. C'est aussi la montée crescendo de problèmes de coeur, de problèmes économiques, des problèmes engendrés par les dettes de la famille ou des proches. Elle est hôtesse de bar dans le quartier de Ginza (l'un des plus populaires du pays, endroit parfait pour divertir ces messieurs fortunés) et travaille tant bien que mal pour avoir à manger dans la marmite. Au gré des rencontres d'hommes plus ou moins importants (un vieillard fortuné en la personne de Nakamura Ganjiro, un riche homme à femme interprété par Mori Masayuki, un rondelet gentilhomme joué par le souriant Ozawa Eitaro, un manager peu gentleman en la personne de Nakadai Tatsuya), les propositions affluent aussi bien sur le plan sentimental que financier.
Et ce Naruse sublime son sujet par ses nombreuses séquences glamours n'ayant rien à envier (et finalement, sensiblement identiques) à certains films fameux du studio Hollywood de la même époque (le roulage de mécaniques en moins), opposant ainsi les deux industries cinématographiques. Osons aussi ce sentiment d'y voir du Wong Kar-Wai avant l'heure, notamment lors de cette séquence où Mama monte l'escalier d'une manière gracieuse, retenue mais déterminée (menant au bar où elle travaille) sous sa voix off, non sans rappeler le travail (éloigné certes, mais le traitement y fait tout droit penser) opéré dans In the Mood for Love. La comparaison s'arrête là, mais la sensation n'y est pas anodine. Naruse aligne aussi bien le monde des finances par le biais de séquences monstrueuses comme lorsqu'un entrepreneur vient quémander le jour des funérailles de Yuri (l'une des amies de Keiko), sans le moindre scrupule, l'argent qu'elle devait à Minobe (Ozawa Eitaro). Quand une femme monte l’escalier pose donc un regard critique sur ces hommes obnubilés par l'argent et les femmes (nombreuses conquêtes, mensonges et propositions indécentes), et Keiko en est la principale victime bien qu'elle ne sache pas elle aussi, ce qu'elle veut. Elle tombera bien amoureuse de Fujisaki, lequel lui révèlera l'existence de sa femme un peu plus tard, en la remerciant simplement du moment qu'ils auront passé tout les deux, il y a bien le manager Komatsu qui lui propose de tenir un restaurant de sushi tout en sollicitant les services de son coeur par la même occasion (et une soudaine tentative de viol), c'est un peu la dynamique générale du film : lorsqu'il y a possibilité de prendre un nouvel élan, il se voit automatiquement brisé. Le destin de cette jeune femme ne peut donc pas être manipulée à son gré, il faudra faire avec et luter davantage pour vivre dans cette société. Le dernier plan, plein d'optimisme, ne peut cacher dans le fond l'infinie tristesse des moments passés. Cette superbe chronique de Naruse Mikio, d'une beauté visuelle à tomber à la renverse, prouve encore que le cinéaste, après déjà des années de bons et loyaux services, savait allier travail de forcené (trois films et non des moindres tournés la même année) et superbe cinématographique.
Comment grimper dans l'échelle sociale
L'escalier mentionné dans le titre, c'est celui que doit grimper tous les soirs Mama (Hideko TAKAMINE) pour rejoindre le bar où elle officie comme hôtesse. Cet escalier est le symbole du passage du jour à la nuit, de la vie réelle et de ses problèmes au monde factice où les hommes d'affaires viennent oublier leurs soucis autour d'un verre de scotch de la conversation joyeuse des escort girls. Et pourtant que de problèmes pour Mama : un frère en difficulté qui lui réclame de l'argent pour son avocat et l'opération de son fils, des hôtesses qui la quittent pour se marier, rejoindre la concurrence ou fonder leur propre entreprise - et, plus généralement, cette question lancinante : déjà 30 ans et que faire de ma vie ? Mama hésite entre se marier et monter sa propre affaire. Dans le second cas, il lui faut de l'argent ; dans le premier, il lui faut un mari riche et pas trop regardant. Or ce profil est bien représenté dans sa clientèle : il y a Masayuki MORI, un riche banquier, Daisuke KATO, un obèse sympathique. Il pourrait même y avoir le Mr Muscle du bar, le jeune Tatsuya NAKADAI.
Un des meilleurs Naruse, je trouve, que ce film de 1960. On retrouve les qualités éminentes du maître : subtilité et discrétion de la mise en scène, approche par petites touches qui petit à petit aboutissent à un tableau magnifique et sans espoir des hôtesses de bar de l'époque. Et quelle mélancolie dans le regard de TAKAMINE ! Quel courage pour affronter les uns après les autres les déconvenues qui jonchent son parcours ! Derrière l'artifice et les paiillettes des lieux de plaisir, la réalité noire de la dépression, de l'étranglement et de l'impossibilité de changer sa vie se donne cruelllement à voir.
Attention à la marche
Au départ, cette plongée dans un univers de geishas pourrait faire penser à une mouture d'
Au Gré du Courant que Naruse avait réalisé quatre ans plus tôt. On s'éloigne pourtant vite des sentiers empruntés en 1956 dans la mesure où le cinéaste s'intéresse ici davantage à l'individu qu'au groupe en brossant le portrait d'une jeune tenancière de « bar » magnifiquement incarnée par Hideko Takamine. Le film repose en grande partie sur les épaules de l'actrice – laquelle allait encore tourner régulièrement pendant quelques années avant de disparaître quasi définitivement des projecteurs – mais l'on aurait tort de négliger le reste de la distribution, où se distinguent le charismatique Masayuki Mori, impeccable en tombeur un peu lâche quoique sincère, et l'éternel Daisuke Kato dont la silhouette rondouillarde s'est baladée dans une bonne trentaine de classiques du cinéma nippon des 50's et des 60's. Naruse retranscrit avec beaucoup de style l'atmosphère lascive et enfumée des bistros de l'époque, aidé par un sens du cadre et de la lumière qui ne fait jamais défaut. Le produit final aurait sans doute mérité un poil plus de concision dans le montage – l'étirement des scènes étant un péché mignon bien connu de Naruse comme d'Ozu – mais il s'agit là d'une broutille, tant cette œuvre convainc une fois encore sur (presque) tous les plans. Mention spéciale à l'épilogue, d'une grande euphorie malgré les déboires qui ont marqué le destin du personnage principal et qui continueront probablement à jalonner son existence.