Nostalgie émouvante
Basé sur un postulat de départ aussi improbable qu’excitant au même titre qu’un Menteur Menteur, qu’un Docteur Doolittle ou qu’un Retour vers le Futur, Quartier Lointain offre à ses lecteurs une remontée dans le temps spectaculaire mais très intimiste, celle d’un homme de 48 ans qui revit l’espace de quelques mois sa vie d’adolescent, et ce avec toute l’expérience accumulée au fil des années. Réflexion sur le cours du temps, sur le destin, sur l’aspect précieux et éphémère du moment présent, cette bande dessinée est si prenante qu’elle se lit d’une seule traite, ce qui ne permet même pas d’apprécier pleinement la précision du coup de crayon de son auteur. Une œuvre nécessaire et passionnante mettant en scène des personnages complexes et attachants, mais qui laisse un peu sur sa faim concernant les motivations profondes du père à vouloir tout plaquer, ainsi que sur la conclusion un poil décevant.
La magie du quotidien
C'est à un âge proche de celui de son héros (48 ans) que Jirô Taniguchi lui fait faire un retour vers sa ville natale : Tottori. Un voyage assez étrange puisqu'à la suite d'un excès de boisson, Hiroshi, homme d'affaire dévoué à son travail au point d'en délaisser peu à peu sa famille, va se retrouver involontairement dans le cimetière où est enterrée sa mère. C'est là qu'un papillon va venir le trouver dans son sommeil. A la fois symbole de l'âme d'un être défunt et de la femme que l'on pourrait supposer être sa mère mais aussi symbole de la transformation, de la métamorphose, ce papillon sera le pont entre le présent et le passé d'Hiroshi et amènera à long terme, un changement essentiel dans sa façon de voir sa propre vie.
C'est ainsi que commence l'aventure passionnante d'Hiroshi. Sous forme d'une enquête riche en suspens bien dosé, il va chercher à comprendre ce qui a poussé son père à partir du jour au lendemain sans raison apparente, laissant derrière lui une famille traumatisée. Une famille que l'on découvre pourtant très unie et dont la chaleur émane de toutes les scènes de repas, entre autres. Taniguchi aime à dépeindre le quotidien et il arrive à lui donner une réalité telle qu'on se retrouve complètement immergé. On s'attache à la petite sœur même si, du point de vue du héros, c'est une petite sœur donc souvent énervante. On aurait envie de partager les repas préparés par la mère, complimentée pour ses talents de cuisinière. On ressent les vagues de nostalgie qui submergent le héros mais aussi le plaisir et l'émerveillement qu'il a à retrouver sa jeunesse avec des yeux d'adulte, de pouvoir retomber amoureux comme un adolescent, de pouvoir retrouver des amis perdus de vue. C'est une seconde chance qui lui est donnée de pouvoir mieux apprécier la vie avec une certaine forme d'insouciance propre à l'enfant et de se rendre compte à quel point il a oublié son importance. Mais aussi d'avoir une approche plus mature des évènements qui, à l'époque, lui avait échappés et d'avoir enfin quelques réponses à ses questions concernant les histoires cachées de sa famille. Une chance que beaucoup d'entre nous aimeraient sans doute avoir aussi. Mais tout comme lui nous serions assaillis par la crainte de modifier le présent en influant sur le passé même si, parfois, a posteriori, on aimerait en avoir le pouvoir. Tout comme Hiroshi espère retenir son père et ainsi changer le destin, qu'il sait tragique, de sa famille.
A travers le personnage d'Hiroshi et de son voyage dans le temps, Taniguchi met en avant quelque chose qui semble lui être cher (malheureusement n'ayant pas lu Le Journal de mon Père, je ne peux me baser que sur ce que j'en ai entendu dire), il veut faire prendre conscience aux lecteurs que la famille est une chose de réellement importante (élément qui m'avait déjà beaucoup touché dans Family Compo, le coté fantaisiste mis à part) et qu'elle ne doit pas être laissée de coté. Elle est l'une des clés de l'épanouissement personnel mais il faut savoir agir pour la préserver.
L'histoire est mise en images par un dessin au trait net, précis mais très doux. Malgré la simplicité du design des personnages, Taniguchi arrive à leur faire exprimer clairement toute une gamme de sentiments qui les rendent très crédibles. Pour parfaire l'impression de réalisme, un très grand soin est apporté aux dessins de Tottori (ville natale de Taniguchi), notamment au niveau de l'utilisation très nuancée des trames et les nombreux détails qui enrichissent les rues. L'auteur ne s'embarrasse pas d'un découpage compliqué pour donner du rythme à son histoire. Il se base au contraire sur la fluidité de la lecture et sur la quantité de dialogues présente dans chaque case qui rend les scènes en famille animées et laisse la part belle au silence quand il s'agit de prendre son temps pour apprécier le moment présent. Hiroshi allongé sur le banc près de l'école, plongé dans ses réflexions en regardant le ciel à travers les branches des arbres est un moment de bien-être que l'on a l'impression d'apprécier avec lui, comme dans l'Homme qui Marche où Taniguchi arrive à stimuler nos sens avec si peu de choses finalement.
Empli de tendresse, d'amour, de nostalgie, de suspens, d'angoisse et de tristesse, Quartier Lointain est un réservoir à émotions qui en plus d'être beau et poignant (petite larme à la fin quand même) est riche en sujet de réflexions. Tout est mis en œuvre pour que le lecteur ne reste pas passif mais que ses sens et son cerveau soient mis à contribution dans cette illustration brillante du quotidien d'une famille. Ses prix à Angoulême 2003 sont hautement mérités, en espérant que ça sera le déclencheur d'une avalanche de Taniguchi en France.
J'en chialle, tellement c'est bien.
Les dessins, la mise en page, tous ça, plus que parfait!
Et si Quartier Lointain ne vous arrache pas une larme, ben vous avez un coeur de pierre.
Double fiction
Une idée géniale, une fin quelque peu déçevante (c'est l'enjeu en pausant un pari scénaristique aussi fort), un sens du découpage toujours aussi inouï. Tous les mangas de Taniguchi sont comme des refuges, des petites cryptes où la vie s'immisce comme au son d'un ruisseau. Japon-Paris peu importe, l'essentiel c'est qu'on s'y love avec ce plaisir renouveler de contemplation immense, de ryhtme idéal, d'un rapport à une nature presque trop douce. Tous les mangas de Taniguchi sont des poêmes, des hymnes au bonheur et à la naïveté. Quartier lointain n'en est qu'un autre prisme, c'est l'image temps idéal. Celle où l'on refait sa vie d'adulte, où l'on réapprend à aimer nos amours d'enfance, où l'on se réincarne dans notre double. Quartier lointain c'est la vie deux fois, du souvenir actualisé, du miroir déformant un peu trop réel. C'est aussi juste que la vie n'est faite que d'erreurs, un hommage universel à la nostalgie. La nostlagie comme moteur, comme fiction possible. C'est du Bergson plus qu'en théorie, plus vrai que nature.