Ordell Robbie | 3.5 | Une réussite du roman porno |
Avec la Rue de la Joie, Tatsumi Kumashiro nous offre un portrait nostalgique de la vie dans un bordel à l'aube de la loi qui la bannira au Japon. Le scénario se concentre sur une prostituée qui souhaite battre le record de passes en une journée.
A l'opposé du Mizoguchi de la Rue de la Honte qui célébrait dans un contexte identique la fin d'une forme d'esclavage des femmes, Kumashiro montre la complicité prostituées/clients: il sont tous deux mal dans leur peau mais ont besoin tous deux du feu passionnel qu'attise leur contact, à l'instar d'une des prostituées qui donne une partie de ses gains à son copain/client junkie. On ne ressent pas du tout de compétition entre les filles mais plutot une forte complicité. Le bordel est montré comme un lieu de travail comme les autres où existent les sentiments de joie, de frustration, d'amitié, de tendresse et de violentes disputes. Les personnages de Kumashiro sont parfois au bord du suicide mais s'en détournent in extremis comme si la vie devait continuer malgré la dureté du quotidien. Kumashiro n'oublie pas de faire rire et les hommes du film sont tous dépeints comme des personnages grotesques et ridicules comme pour mieux mettre en valeur la détermination des femmes (parfois de façon comique comme dans une scène où une prostituée implore un pénis géant sculpté de lui amener des clients ou encore quand l'heroine offre sa meilleure passe au client alors qu'elle est fatiguée et que seule l'envie de battre le record la guide ainsi que quand elle raccolle son dernier client du soir dans un état fantomatique), leur joie d'etre dans la marge (l'une d'elles dira éprouver plus de plaisir avec ses clients qu'avec l'homme qu'elle aime). Tout cela fait que l'on a beaucoup de plaisir à regarder ce dernier baroud d'honneur d'une femme avant qu'elle quitte sa patronne.
Mais surtout Kumashiro va utiliser le cahier des charges du genre pour se permettre toutes les audaces formelles et narratives. Les caméras portées renforcent l'impression de pris sur le vif. Les plans plongeant depuis les escaliers ainsi que les scènes de sexualité où les bordures verticales de l'image sont noires nous placent dans une position de voyeur. Les gros plans sur les réveils rythment chacune des passes. Les mouvements rapides de caméra, les zooms lents ainsi que les cadrages rapprochés créent la sensualité. Les travellings amples renforcent l'ambiance fin d'époque du film. Les tons doux de la photographie (rouge, orangé, violet) renforcent l'impression de calme des lieux. Les écriteaux entre chaque scène jouent alternativement un role de commentaire et d'accélération de la narration. Les chansons sont aussi de véritables voix off soulignant le désespoir des personnages. La vie et le passé des prostituées sont évoqués au travers de dessins mélés à des voix off ou à des chansons les commentant qui créent un aspect décalé.
En plus de faire survivre l'industrie cinématographique japonaise, Kumashiro lui permettait de se maintenir à flots artistiquement: à l'instar des meilleures séries B américaines, ces films produits à la chaine faisaient oublier leur modeste budget par un flot énorme d'idées de mise en scène et de scénario. Le public et la critique de l'époque furent bien obligés de reconnaitre l'apport de Kumashiro au cinéma du soleil levant.