Polar pré-Gonin de valeur
Le mangaka Ishii Takashi ne fait pas de son Alone in the Night qu’un simple film à vignettes. Certes elles sont bien là, mais soulignent ainsi le caractère très personnel de l’œuvre du Ishii dessinateur et réalisateur de longs-métrages. Ce n’est pas pour rien que le regard du cinéaste et de son chef opérateur se détourne vers des détails véritablement chargés de sens : un regard empli de vengeance –ou de douleur, une lame de couteau brillant au clair de lune ou à la lumière des néons, un flingue prêt à être déchargé, des flocons, un costume blanc maculé de sang, tous sont cadrés de main de maître parce qu’ils ne sont pas, justement, que de simples détails. Ils participent au caractère émotif de l’œuvre, à son aboutissement formel ; des réels éléments narratifs. Mais derrière cette influence manga propre à son auteur se cache un superbe film noir désespéré, utilisant par petites touches ces mêmes éléments visuels pour donner une identité au film, identité qu’il ne lâchera pas jusqu’au dernier souffle.
Alone in the Night a beau être un spectacle visuel remarquable, il est avant tout un film de personnages. Et quels personnages : une Nami de fiction transcendée par le jeu incandescent, brutalisé, sensible d’une Natsukawa Yui débutante et pourtant tellement forte. Le cinéaste lui fait subir la mort de son mari infiltré, le viol de ses supposés bourreaux (qui prendront le soin de renverser l’urne contenant ses cendres), la prise d’héroïne qui la fera basculer dans l’addiction et la folie (entrainant deux ou trois séquences absolument intenses), avec cette idée de revanche permanente qui l’habite, qui lui donne cette raison de vivre suite à sa tentative de suicide entravée par l’un des proches du chef yakuza traqué par la jeune femme. Cet homme qui n’est autre que le formidable Nezu Jinpachi (acteur régulier chez Ishii depuis Moonlight Orchid en 1991) qui incarne ici un Muraki à la fois ange protecteur et destructeur de Nami, renfermant plus d’un secret. Deux personnages écrits avec le talent que l’on est en droit d’attendre d’un petit maître de la fiction.
Car sous ses airs de polar ultra-réaliste (les motifs du flic infiltré étrangement assassiné et du personnage bien décidé à se venger n’appartenant pas exclusivement qu’au registre de la fiction), Alone in the Night donne tout son sens au facteur « fiction », utilise le cinéma comme pur produit narratif et prisme dégageant les thématiques chères au cinéaste. Il est en soit un pur film d’auteur –appellation pas uniquement réservée aux films dits « chiants », on est d’accord-, une œuvre qui peut ressembler à d’autres mais qui reste au final bien personnelle, où l’anéantissement se mêle à l’héroïsme, au tragique. Comment ne pas voir en Alone in the Night un polar « différent », notamment par ses percées surréalistes (le réveil de Nami), son atmosphère bleutée confinant au rêve (la séquence du bain publique), son temps parfois suspendu (les crises de folie de Nami dans le repère désaffecté), ces flocons qui se mettent à tomber au moment où Nami et Muraki se mettent à faire l’amour, toujours baignés dans une lueur bleutée scindant le cadre en deux. On n’est pas loin du paradis, alors que l’on baignait dans la flotte mêlée à la pisse le plan d’avant. Ishii Takashi n’est plus alors qu’un petit maître de la fiction, il est metteur en scène, grand metteur en scène. Et la suite? C'est juste Gonin.
Une Longue Descente aux Enfers...
ATTENTION SPOILERS !!! (Même si j'essaie de taire les différentes révélations qui peuplent le film)
1994, Takashi Ishii met officiellement un point final à son cycle
Angel Guts avec l'épisode 6 ;
Red Flash (tourné pour la vidéo). Il est prépare également
Seule dans la Nuit (dernier volet de la trilogie Nami, qui compte
Péché Originel et
A Night in Nude), qu'il prévoit aussi pour le marché de la vidéo. Il fera la rencontre de la débutante Yui Natsukawa. Cette dernière, pourtant réfractaire à la nudité et aux scènes d'amour, se pliera pourtant aux envies du cinéaste-gekigaka, à la seule condition que le film soit tourné pour le cinéma et en 35mm (alors qu'il était prévu à l'origine en vidéo haute-définition - en gros, en DV).
Comme l'indique le titre de la critique, on y suit un lent et très douloureux chemin de croix dans ce fleuve Styx qu'est Tokyo. La pauvre Nami Tsuchiya commence le film veuve dans des circonstences tragiques (son mari est lâchement assassiné), puis bafouée (il ne sera pas enterré avec les honneurs car accusé de corruption), puis violée, puis droguée, puis torturée, puis obligée (après une tentative de suicide et une crise de folie) de coucher avec les résponsables de son malheurs, puis tabassée, puis prostituée... Mais la jeune femme aura un ange gardien en la personne de Muraki, porte-flingue du parrain Ikejima. Un ange gardien qui peut être son plus précieux allié, mais aussi son plus tragique ennemi...
Si Ishii a su crée LA Femme Tokyôïte avec Nami Tsuchiya (qui trouvera ses plus belles incarnations avec la douce et tragique Yui Natsukawa dans ce film-ci, mais également Noriko Hayami dans
Love Hotel de Shinji Somai et la belle Kimiko Yô - qui fait une apparition dans ce film - dans
A Night in Nude), il aura crée surtout deux versions de l'Homme Muraki. Si Naoto Takenaka (qui assure aussi un caméo) joue le Tetsuro Muraki pathétique, le salary-man surendetté, relativement loser, complétement timide, dépassé par les événements (
Rouge Vertige et
A Night in Nude), Jinpachi Nezu incarne plutôt le Muraki de Film Noir. Vengeur (
Moonlight Orchid), protécteur (
Red Flash), il magnifie le guerrier de l'âge de Néon, le samouraï des temps obscurs... Deux faces d'une même entité qui trouveront leur sommet à travers le salary-man tout droit sorti de l'affaire Jean-Claude Romand ; Ogiwara (Takenaka) et l'espèce de Buzz Meeks nippon Hizu (Nezu) dans le film suivant,
Gonin.
Impossible de parler d'un film de Takashi Ishii sans parler de son compositeur attitré Goro Yasukawa qui adapte son style habituel au flamenco, donnant au film une saveur éléctrique (Hideo Gosha et Masaru Sato firent de même plusieurs années auparavant sur
Quartier Violent).
Ishii signe un polar à la fois sinistre et envoutant, une magnifique et douloureuse histoire d'amour impossible, mais surtout, signe avec
Moonlight Orchid, un pas vers son chef d'oeuvre,
GONIN !