Xavier Chanoine | 3.5 | Fiction en apparence |
Anel | 3 |
Film surprise à la dernière Mostra de Venise, tourné clandestinement dans le désert de Gobi dans des conditions drastiques, Le Fossé du cinéaste de documentaires Wang Bing frappe une nouvelle fois là où ça fait mal, plus de sept ans après la sortie de son premier documentaire fleuve A l’ouest des rails où l’on pouvait suivre sur deux ans le déclin des usines dans la province du Shenyang. Avec Le Fossé, ce n’est pas le déclin progressif des usines mais bien celui des hommes que nous suivons, véritable génocide concentré dans un fossé abritant une partie des quelques 3000 déportés et dont les trois-quarts n’en partiront pas vivants. Wang Bing entrouvre les portes d’une vérité, celle qui a bien existée au début des années 60 sous l’ère Maoïste. Le film revient donc cinquante ans en arrière et étonne d’amblé : ces individus d’hier ressemblent étrangement aux ouvriers et paysans d’aujourd’hui dans leur apparence, comme si le temps s’était depuis fracturé, figé, définitivement ancré dans cette époque de renouveau. Mais ne nous éloignons pas trop, le film épouse une ligne suffisamment désespérante pour y centrer toute notre attention.
Mais plutôt que d'évoquer des rapprochements, évoquons d’entrée de jeu la petite révolution du cinéma de Wang Bing. Ici, le cinéaste abandonne pour la première fois le pur film documentaire pour se concentrer sur la fiction. Mais comment croire à ce tour de passe-passe à partir du moment où Wang Bing décide d’évoquer une réalité (attention, certains hauts placés diront que non) par l’intermédiaire du médium cinéma ? Le film, même si parsemé d’éléments purement fictionnels (l’arrivée de l’épouse d’un des déportés, la tentative de fuite courageuse de deux des éléments), a tout du documentaire. Pas même de la fiction documentaire, non, du pur produit-vérité captant sans concession aucune le quotidien de ces misérables : affamés (« la soupe d’aujourd’hui est très claire »), forcés à la tâche jusqu’à mourir d’épuisement, menacés et même pas capables de mourir dans la dignité. Pour exemple, le dernier souhait d’un mourant était d’être dans ses plus beaux vêtements, enroulé dans sa couverture et déposé quelque part en attendant que sa femme puisse ramener la dépouille à Shanghai. Résultat, le principal concerné finira abandonné dans le cimetière improvisé, nu et en partie dévoré. Par quoi ou par qui, on vous laisse deviner. Difficilement soutenable tant Le Fossé embaume la mort dans chacun de ses cadres, repoussant à la vue de ces images choc où l’homme n’est plus qu’une carcasse tentant tant bien que mal de survivre en grignotant, par exemple, les quelques grains de maïs vomis par un mourant, pourtant subsistent ça et là quelques menus moments d’espoir. Une tentative de fuite à l’issue incertaine, l’humanisme brillant même dans la crasse la plus noire de certains déportés. Et à la surface, les hauts-placés qui règnent en roi sur le camp et qui iront jusqu’à intimider et menacer de traitrise une épouse venue chercher des explications quant à la mort de son mari.
Le danger n’est donc pas uniquement ancré dans le travail forcé des déportés, il est aussi d’origine politique. Et dans ce désert situé au milieu de nulle part, qui pour entendre votre voix ? Wang Bing confronte donc fiction et documentaire réaliste pour un résultat à glacer le sang. Soutenu par une caméra sachant créer la distance, comme si l’horreur dépeinte sous nos yeux l’était déjà assez et ne méritait pas qu’on franchisse une nouvelle limite, Wang Bing réussit à se substituer des limites du médium cinéma pour imposer sa marque de grand cinéaste de documentaire, ici à peine entachée par une dernière partie un peu trop larmoyante. Véritable prison à ciel ouvert dont il semble impossible de savoir ce qui s’y passe au-delà, et donc de réduire à néant toute idée de fuite, Le Fossé représente, comme un symbole fort de sens, le tombeau d’hommes qui paient le prix d’afficher une idéologie contraire à celle du régime. Il aurait aussi très bien pu s’appeler Le Couperet.
Note : bien que tourné dans l'illégalité, le film est disponible en Chine dans la plupart des magasins de dvds non officiels. Malgré l'arrière de la jaquette délirante (casting et équipe technique américaine inscrits au hasard, caractéristiques techniques mensongères...), la copie présentée est tout droit tirée de celle diffusée sur Arte avec sous-titres français incrustés, bénificie d'un menu et de sous-titres chinois optionnels.