Ordell Robbie | 4 | Bijou formaliste et beau questionnement casse-gueule de la tradition japonaise. |
Xavier Chanoine | 4 | Déroutant et visuellement superbe |
Avant de s'adonner aux joies du long métrage expérimental, Jissoji Akio oeuvrait jusque là dans le domaine de la série télévisée populaire et travaillait notamment pour la série à succès des Ultraman, légendaire marque de fabrique de la Tsubuyara Productions (et qui continue de produire aujourd'hui). Pour son premier long métrage, le cinéaste lâche donc ses Kaiju eiga pour un univers particulièrement éloigné, à la limite de l'hermétisme artistique pur. Filmé plein cadre dans un noir et blanc aussi mystérieux que déstabilisant (à l'heure où le cinéma populaire nippon se donne au format couleur), Mujo use de thèmes pas si développés que ça dans l'industrie cinématographique nippone (en attendant ses trouble-fêtes) : l'inceste et la religion au sein d'un même film. Mais avant d'émettre des doutes quant au goût douteux de l'entreprise, il faut savoir que l'oeuvre de Jissoji Akio s'avère être d'une complexité formelle intéressante, relevant de l'expérimental par ses audaces et son sens prononcé du "cadre pas commun". C'est ainsi que le film débute, un générique déjà expérimental (fond blanc sous une musique non identifiée), une succession de longs travellings filmant du "vide", la caméra longeant les murs comme pour fuir un secret. Mais à cet instant, nul ne se doute de la férocité du propos et du thème bientôt traité par son auteur, tout débute comme une simple chronique sur la jeunesse entre deux membres d'une même famille : Masao et sa soeur Reiko.
Pour palier la sensation d'être devant un film "déjà vu" (Mujo a la vraie/fausse saveur d'un Oshima de la même époque, Il est mort après la guerre réalisé la même année), Jissoji use donc d'artifices formels à la fois audacieux et gratuits, mais qui contribuent à rendre justement son "récit" plus dynamique et à l'imprimer au plus profond dans le crâne de son spectateur. Les cadrages serrés étonnent par leur nombre sidérant, et cette caméra qui ne filme qu'en hauteur ne signifie pas que son spectateur est inférieur à l'action, ou hors propos, mais bien que les protagonistes de l'histoire visent plus haut qu'une simple histoire d'amitié banale. C'est pourquoi un simple jeu avec des masques de théâtre Nô -bien qu'effrayant dans son traitement- poussera ses principaux acteurs (Masao et Reiko) dans la spirale de l'inceste. Les raisons ne sont pas clairement évoquées par Akio-san et c'est ce qui fortifie justement cette aura mystérieuse parcourant l'oeuvre dans son intégralité. Et cette plongée dans l'inceste n'est peut-être que la rébellion purement sociale de deux jeunes personnes confrontées à leur cercle familial d'une austérité décourageante : la scène du repas entre les membres de la famille est filmée avec froideur, et le silence pesant n'est que partiellement dérangé par le son de l'horloge ancestrale, véritable métronome de l'horreur. Les jeunes ne veulent plus de ce quotidien, et s'échappent dans leur rêverie pour finalement s'adonner à l'amour interdit.
Ces séquences d'amour parfaitement filmées, rappellent celles d'Oshima pour Le journal d'un voleur de Shinjuku (comme quoi cette "troisième génération de cinéastes" a plus de points en commun qu'on ne le pense) et leur érotisme suffit à ne pas verser dans le graveleux, ce n'est de toute manière pas le but du cinéaste. Et si les scènes d'amour occupent une place importante dans le récit, elles ne semblent jamais de trop malgré le fait qu'elles se déroulent entre un frère et sa soeur. De plus, elles sont pimentées par l'apparition de personnages extérieurs au récit, Iwashita en tête. Dans la logique, ce dernier est l'époux officiel de Reiko et ne tardera pas à mettre fin à ces jours lorsqu'il l'apercevra entrain de copuler avec son frère et de l'entendre dire "Masao, tu es mon véritable mari". Ce voyeurisme concerne aussi un moine Bouddhiste, premier témoin de cet amour interdit, filmé en un zoom progressif pour souligner l'impact "terrifiant" d'une telle vision. Même si nous ne connaissons pas les positions officielles du cinéaste quant à l'inceste, on ne peut que saluer sa tentative de dénoncer cette "forme d'amour naturelle" dixit Masao, dans la société japonaise. Sa propre soeur ira jusqu'à évoquer le suicide du fait de la gravité de la chose. Se suicider par amour ou à cause de cet amour? Et si le secret est relevé un jour ou l'autre, comment réagir? Toutes ces questions "existentielles" sont donc passées au crible par le cinéaste, plombées hélas par vingt minutes interminables où Masao et le moine Bouddhiste se questionnent sur le parallèle entre la religion (ou la confession) et l'amour dans un dialogue à sens unique, philosophique à bien y réfléchir. Mais ce dialogue est de trop, et Mujo aurait pu tenir sur deux heures sans trop de soucis.
Ce "rejet" total de l'inceste par la société nippone va jusqu'à remettre en tord les qualités professionnelles de Masao, tailleur de statues Kannon. Il est inconcevable pour un artiste tailleur d'avoir recours à ce genre pratiques. Pour tailler, il faut avoir l'esprit pur. C'est en gros ce qui ressort de la bouche des principaux concernés. Mujo est donc une oeuvre complexe et fascinante, d'une beauté formelle singulière relevant de l'expressionnisme pur, mettant en avant la condition de deux incestueux au sein d'une société qui ne tolère plus grand chose, à cheval entre la modernité d'un pays en renouvellement et ses traditions les plus hermétiques, Jissoji Akio questionne juste et bien. Comme quoi l'attrait d'un film expérimental peut être à la fois formel et fondamental, à condition d'adhérer aux manipulations cérébrales qui ne laisseront clairement pas indemne.