Et si le sport était poésie ? Durant les Jeux Olympiques d’été de 1964, à Tokyo, Ichikawa Kon est prié de réaliser une commande de la Toho, visant à célébrer comme il se doit cet évènement de grande envergure, 24 ans après l’annulation de ces mêmes jeux à cause de la Seconde Guerre Mondiale et de la guerre sino-japonaise. Le terrain n’était pas propice à accueillir la plus grande manifestation sportive existante. C’est donc la première fois que le cinéaste œuvre pour une commande de ce type, avant que la Toho ne récidive un an plus tard pour lui demander de tourner un documentaire sur de jeunes joueurs de base-ball, Seishun, comme quoi les troubles se dispersent vite malgré les tensions. Des tensions dues à la vision très personnelle du cinéaste vis-à-vis des jeux, un morceau de bravoure qui n’aura jamais été montré dans sa version intégrale jusqu’à sa récente restauration. En effet, suite au mécontentement du Comité olympique face au résultat final, le film subit de graves coupes, endommageant l’immense travail d’organisation opéré pendant le tournage.
Des centaines de techniciens selon les épreuves
₁, notamment celle du marathon en guise d’impressionnant climax final, mais aussi plusieurs caméras toutes dirigées par Miyagawa Kazuo, célèbre chef opérateur des quelque Rashomon, Contes de la lune vague après la pluie, Intendant Sansho ou Yojimbo, excusez du peu, offrant un spectacle de premier ordre et captant l’instant sportif de manière quasi scientifique. Douze yeux rivés en même temps sur un exploit, mais aussi sur un détail qui trahirait une émotion, une crainte, une envie de fêter la victoire de sa nation favorite. Immense théâtre d’excitation rempli à raz-bord par 70 000 personnes venues de tous les horizons, il fallait bien l’intelligence d’un homme pour réussir à transgresser les codes du documentaire sportif pour ne pas tomber dans le patriotisme dégoûtant à chaque médaille d’or décrochée par le Japon. Etant le pays organisateur, qui plus est fier de proposer à l’époque une véritable démonstration technique lors de son ouverture et de sa clôture, il aurait été facile pour Ichikawa Kon de tomber dans le patriotisme exacerbé. Mais si sa caméra s’attarde une fois ou deux sur le drapeau hissé lors de l’hymne national du pays, le cinéaste semble s’intéresser davantage à l’élégance du geste, à la rigueur de l’effort, à la difficulté d’exécution dans un pur souci de création. Ou comment confronter au plus près cinéma et documentaire, cinéma et sport, faire du cinéma expérimental dans l’optique de filmer le sport comme personne ne l’avait fait auparavant. Point de propagande non plus à l’horizon, les épreuves sportives mettant en scène les athlètes japonais se comptent sur les doigts d’une main : les durs à cuir de la fonte, les judokas, et quelques gymnastes, tout au plus.
Le plus stupéfiant avec Tokyo Olympiades, c’est sa désobéissance vis-à-vis des codes du documentaire sportif pur et dur, produisant ainsi un effet non loin du lyrisme d’un poème. On parlait de poésie en accroche, on doit cette étrange mais très sublime sensation au travail d’écriture de Tanikawa Shuntaro, célèbre poète japonais, qui livre ici sa fresque sportive dont le pouvoir narratif n’est pas dû à la voix off plutôt discrète, mais bien à l’agencement des épreuves qui donne un surplus d’âme au film. Impossible de ne pas réagir dès son introduction avec un Japon bouillonnant et grouillant de monde. Impossible non plus de ne pas se sentir tout petit devant la grandeur des images, la beauté d’un Mont Fuji tracé en son sein par les trainées de fumée d’une flamme Olympique voyageuse. Comme si la flamme venait de le conquérir, prête à présent à entrer dans l’arène. En une introduction pour le coup explicative, Tanikawa Shuntaro écrit déjà de belles pages de poésie. Alors que dire de ces épreuves sportives qui, par leur rythmique et leur sens d’apparition, ont toujours quelque chose à raconter. Comme cette gymnaste dans un décor d’un noir profond où l’utilisation du ralenti est en tout point gracieux, ce tireur prenant des forces entre deux cibles à la manière d’un soldat planqué dans une tranchée, ce coureur Tchadien déjeunant seul à côté l’armée de yankees postés à la table voisine, ou encore les caméras s’attardant sur les expressions du visage d’Abebe Bikila qui aura impressionné Ichikawa lors d’un marathon Historique, le cinéaste exprimait d’ailleurs son souhait de voir à travers les efforts des athlètes la source de leur motivation, la raison de s’être fixé pareil objectif. La bande-son participe aussi grandement à l'immersion grâce à le merveilleuse composition de Mayuzumi Toshiro alternant grâce et profonds silences lorsqu'il le faut. De plus, en évitant la glorification des vainqueurs, Ichikawa prend aussi bien parti pour les athlètes sur le podium que ceux finissant bon derniers. Quelques plans en témoignent, sous les applaudissements nourris des spectateurs fair-play. Même ces derniers ne sont pas oubliés, le film trouvant cette espèce d’atmosphère amusée ou effrayée à mesure que les épreuves s’enchaînent et que les préférences pour tel joueur ou telle équipe se font ressentir dans les tribunes.
Tokyo Olympiades est donc au final une forme de poésie en Scope, attentive aux moindres mouvements, aux moindres gouttes de transpiration s’échouant sur les pistes, relatant avec brio et cohérence les grands exploits et autres anecdotes de l’évènement Olympique (aussi minimes soient-elles) absolument nécessaires pour donner vie aux images et raconter une histoire. Pour avoir imaginé une nouvelle approche du documentaire sportif et outrepassé les limites du genre, ces Olympiades ont marqué un peu à leur manière le cinéma.