Le tout et les parties
De la grandeur, on ne peut pas dire que Tragedy of Japan en manque. D'abord par cette manière de faire revenir le passé en plein milieu de son noir tableau du Japon d'après-guerre, soulignant ce qui va se désagréger progressiment au cours du film: la cellule familiale. Outre la narration en flash backs, cette dimension de film sur le souvenir est amplifiée par les extraits d'actualités et de titres de journaux ponctuant le récit. Il y aussi ces moments de mise en scène montrant qu'à l'époque Kurosawa n'était pas le seul cinéaste japonais à avoir bien digéré l'influence néoréaliste. Quelques mouvements de caméra brusques et très stylisés sont également très réussis, notamment lors de la scène du cimetière. Les passages concernant le guitariste de rue sont également très émouvants tandis que les deux séquences de fin sont surprenantes par leur brièveté et leur noirceur. Et le Japon d'après-guerre est dépeint en creux au travers des divers destins des enfants de la mère victime de la tragédie du titre en évoquant aussi bien l'univers de la prostitution, le marché noir, la difficulté à joindre les deux bouts, le désir de la jeunesse de s'en sortir coûte que coûte.
Qu'est ce qui empêche alors Tragedy of Japan d'être un grand film dans sa globalité? Tout d'abord une interprétation de Mochizuki Yuko en mère qui lorsqu'elle fait dans le pathos donne une impression d'outrance forcée. A l'opposé, tous les seconds rôles, Uehara Ken en tête, sont remarquables. Ensuite, il y a le fait que le film est bien plus réussi dans ses chemins de traverse que concernant son intrigue principale. A savoir que ce récit d'une mère se sacrifiant jusqu'à la déchéance pour des enfants finissant par la délaisser franchit la frontière entre récit tragique et enchainement mécanique d'humiliations encaissées sans broncher et sans chercher à sa rebeller. Le fait que le personnage de la mère soit une simple mère courage sans la détermination rebelle des grandes héroines de mélodrame nuit beaucoup à la force dramatique du film: le personnage suscite la pitié, ce dernier point étant une facilité pour émovoir. Bien sûr, c'est moins pénible ici que das le cas d'une surcharge de pathos à la Lars Von Trier mais bon... Par contre, le récit des rapports entre une des filles et un homme marié désireux de conserver la fraicheur de ses jeunes années est par exemple très réussi. Et la mise en scène n'a pas toujours le brio mentionné plus haut. Une bonne partie du temps, elle se contente d'un artisanat classique de bonne facture ne coulant pas les passages concernés mais ne les transcendant pas non plus.
Ceci dit, le film est à voir parce qu'il fait partie des réussites artisanales de l'âge d'or fifties du cinéma japonais. Et aussi parce qu'on imagine sans peine que ce tableau alors brûlant d'actualité du Japon d'après-guerre et de la difficulté des Japonais à relever la tête au milieu des ruines ait pu bouleverser le public japonais de l'époque. Ce qui est sans doute pour beaucoup dans le statut de classique du film au Japon...
Une oeuvre majeure du cinéma nippon d'après-guerre.
"Tragedy of Japan" a été réalisé en 1953 par Kinoshita Keisuke. Si ce nom de réalisateur ne vous dit rien, sachez qu'il est notamment celui auquel on doit la première version de "La Ballade de Narayama", sortie en 1958 ; version moins célèbre que celle de Imamura Shohei datant de 1983, qui avait remporté la Palme d'Or à Cannes.
On dit aussi que Kinoshita Keisuke était un réalisateur très connu au Japon à l'époque. Au moins autant que Kurosawa et Mizoguchi. Si ce n'est plus.
Donc une fois de plus, et au vu de ce "Tragedy of Japan", on peut se demander pourquoi ce cinéaste n'a pas eu chez nous le même statut et la même reconnaissance du public que les autres géants tels Ozu, Naruse et ceux que j'ai cité plus haut. Il l'aurait mérité, je pense.
Mais venons-en donc à ce film. Comme son titre le laisse entendre, "Tragedy of Japan" est une oeuvre sombre et tragique, ayant pour contexte le Japon de l'après-guerre.
L'introduction, mêlant vraies images d'archive de l'époque et diverses coupures de journaux présentant la situation désespérée du Japon, est à ce titre, plus qu'éloquente.
Bien entendu, Kinoshita Keisuke n'a pas voulu faire un documentaire mais du cinéma, avec une histoire et des personnages.
On va donc suivre dans "Tragedy of Japan", la vie d'une mère et de ses deux enfants.
Pas de père ? Ben oui, il est mort pendant la guerre.
Nature de la relation entre la mère et ses enfants ? Conflictuelle au possible.
Entre le fils, étudiant en médecine, qui veut quitter sa mère et se faire adopter par une famille plus "noble" (sans oublier de changer de nom de famille au passage) ; et la fille, apprenant l'anglais et confectionnant des robes, tout en étant à la recherche d'un mari pour quitter le cocon familial au plus tôt ; la pauvre maman, qui aime ses enfants plus que tout mais qui elle, n'a plus d'avenir suite à cette guerre qui lui aura tout fait perdre, se retrouvera dans des situations toujours plus terribles. Et ça ira très loin...
Bien entendu, hormis cette trame principale, il y a beaucoup de choses qui sont développées au cours du récit, comme par exemple la relation de la fille avec son professeur d'anglais, alors que ce dernier est marié et à lui-même une fille, etc...
Et puis Kinoshita Keisuke n'hésite pas à dépeindre des problèmes adjacents comme le marché noir ou la prostitution.
Quant à la mise en scène, on peut noter, entre autres, quelques plans-séquences avec des mouvements de caméra et une maîtrise de l'espace à la Mizoguchi, ainsi que des flashbacks de la famille, situés quelques années plus tôt dans leur vie, et qui ont la particuliarité d'être présentés qu'en images, sans aucun son.
Je ne parle pas du final du film, mais il laisse une trace impérissable dans la mémoire du spectateur...
Donc, comme dit dans l'énoncé de la critique, "Tragedy of Japan" est une oeuvre majeure de son temps, et le voir sera une bonne occasion de connaître Kinoshita Keisuke, un grand parmi les grands, qu'il ne faudrait pas oublier.