Il en aura fallu du temps et de la patience au génial Apichatpong Weerasethakul pour boucler Oncle Boonmee, vous savez, celui qui se souvient de ses vies passées, ou antérieures, qu’importe. Présenté à Cannes au mois de mai dernier, sa Palme d’or n’est plus un secret pour personne : les médias télévisés auront davantage parlé du casse-tête pour prononcer correctement Weerasethakul plutôt que de parler du film en lui-même. La plupart auront aussi parlé du film thaïlandais, cette cinématographie inconnue de nombreux journalistes qui, vexés de ne pas réussir à aller au-delà de ce qu’ils perçoivent à l’écran, se seront déchaînés sur ce nanar des jungles. Facile lorsque des singes-fantômes aux yeux rouges ou des poissons-chats s’aventurent dans un conte tout sauf linéaire ou dans ce qui semble être à première vue une chronique réaliste dans la campagne thaïlandaise. L’oncle Boonmee a une maladie rénale et n’en a plus pour très longtemps. Deux jours, tout au plus. Il décide donc de revenir dans la maison familiale pour y vivre ses derniers jours, entouré de ses proches. Une fois de plus, la maladie est présente dans la cinématographie thaïlandaise dite « d’auteur », on se souvient du Syndromes and a Century du même auteur qui prenait en partie place dans un hôpital, et plus récemment de Mundane History de sa compatriote Anocha Suwichakornpong, dont plusieurs signes trahissent de nombreuses ressemblances thématiques et cinématographiques (les deux partageant le même monteur et directeur du son) avec l’œuvre de Weerasethakul. Et tandis que l’un réussissait à surprendre par ses travelings lents presque surnaturels, l’autre représentait à sa manière le cosmos. En dehors des conventions et des schémas narratifs du cinéma mainstream, Oncle Boonmee appartient bien à la veine de deux cités précédemment.
Depuis ses premiers films, Apichatpong Weerasethakul construit sa trame autour de plusieurs actes comme pour surprendre après les hypnotiques plans fixes dont la durée excède parfois la normale. Si Oncle Boonmee semble souffrir un peu moins de ce tic désormais habituel depuis Blissfully Yours, la durée excessive d’un plan large sur la nature participe grandement au sentiment de bien-être et d’inquiétante étrangeté (admirable, étant donné qu’il est difficile d’associer ces deux sensations) ressenti au cours de ces deux heures souvent remarquables. Le voyage est en deux étapes : la jungle pendant 90 minutes et la ville pour les vingt dernières. Une scission importante intervenant au moment du décès de Boonmee et qui rompt avec les bases visuelles posées jusque là. Une immense sépulture bordée d’ampoules de couleur kitsch, des murs bétonnés, un score rock agressif, année après année le cinéaste perpétue cette idée de rompre avec la moiteur et le calme des environnements naturels pour créer une rupture de ton qui, ici, atteint des sommets. Le choc est immense car inhabituel. C’est cette manière d’emmener le spectateur où il le souhaite, par sa puissance narrative et ses images gorgées de sens et d’histoires, qu’Oncle Boonmee fascine et interroge. La légende autour des singes-fantômes (aux yeux rouges, j’insiste) s’inscrit dans cette idée-là. Un beau conte très étrange, apaisé et apaisant. Ces êtres se tenant droits dans la pénombre face caméra, comme le feraient les plus curieux des singes face à l’homme, ont quelque chose d’incroyable. Apichatpong Weerasethakul réussit donc le pari de toucher le spectateur, par la force de son récit et de ses personnages légendaires qu’il décrit soigneusement grâce aux conversations des protagonistes, ces derniers questionnant les spectres sur la raison de leur retour sur Terre. Un procédé intelligent qui rend le dialogue toujours intéressant puisque gorgé de précieuses informations.
En s’éloignant des contraintes d’un récit linéaire, Oncle Boonmee parvient à intéresser tout du long, privilégiant le conte au réalisme. C’est pourquoi une nouvelle variante de la princesse et du crapaud (ici, un poisson-chat) s’incorpore avec délice à l’intrigue, bien qu’elle n’ait pas de réel impact sur cette dernière. Juste un exemple de l’imagination fructueuse d’un cinéaste épris de toutes les libertés possibles et inimaginables : une princesse regarde un peu honteuse son visage défiguré grâce aux reflets de l’eau, se souvient de sa pureté d’antan, un instant d’une vraie simplicité et l’un des plus beaux plans jamais vus chez Weerasethakul. Ce dernier oblige, en quelque sorte, le spectateur à voir au-delà des images et de la représentation des êtres à l’écran. Bien évidemment que le poisson-chat doté de parole n’est qu’un gant en forme de tête de poisson que l’on agite en dehors de l’eau. De même que ces singes fantômes, de simples costumes ou combinaisons que portent les acteurs sans se préoccuper de « si oui ou non les singes se déplacent comme cela ». Le spectateur est assez grand pour faire cette part des choses et comprendre l’incroyable simplicité du message de Weerasethakul, « simplicité » qui n’a ici rien de réducteur, bien au contraire. Sa relecture du conte est hantée par les esprits de la nature, recouverte d’une brume invisible mais bel et bien là, indéfinissable, inhérente à son cinéma. Formellement, le film est évidemment très beau, et même si l’usage de la caméra sur épaule lors du périple de la famille à travers la jungle et les grottes peut paraître usé, il a au moins le mérite d’apporter un surplus de vitalité à la mise en scène, à l’instar des genres ici abordés, entre la fable contemplative, le film d’épouvante et le conte légendaire.
Au final, Oncle Boonmee reste dans la continuité des réussites d’Apichatpong Weerasethakul en gardant une thématique sensiblement identique. En donnant autant d’importance à l’être malade qu’aux légendes folkloriques (d’où cette belle fusion d’un Tropical Malady et de son Syndromes and a Century), le cinéaste démontre avec humilité et simplicité, film après film, combien son univers reste cohérent, lié. Malgré son final brutal qui ne sera pas au goût de tous, perpétuant cette volonté manifeste de scinder ses films en deux, « Joe » confirme qu’il n’est jamais là où on l’attend.
DESOLE, LE COPIER-COLLER NE RESPECTE PLUS MES RETOURS A LA LIGNE SUR CINEMASIE ET DONNE CE GROS PAVE INFECTE... : (
Je résume généralement mes visionnages d'un film d'Apchitapong Weerasethakul de la manière suivante: pendant la première projection, je me fais royalement chier; mais dès les lumières de la salle rallumées, le film me manque et les jours suivants, j'ai foultitude d'images, sons et sensations, qui me reviennent en mémoire…Et les visionnages suivants, c'est un vrai délice. Ca l'était encore le cas de son dernier, "Syndromes and a century"; en revanche, c'est un peu moins vrai pour "Oncle Boonmee": beaucoup plus "facile" et abordable, que ses autres films, j'ai moins peiné à "subir" mon premier visionnage; en revanche, j'ai également été moins touché par le film, me souviens de beaucoup moins de choses et pris moins de plaisir à la seconde et troisième projection dans la foulée.
Pourtant, c'est un film profondément marqué de l'univers du réalisateur et qui se situe dans la parfaite continuité: ça démarre comme un "Tropical Malady", se poursuit comme un "Mystery Object" pour se terminer comme un "Blissfully yours" à l'envers. Une fois de plus Apichatpong jette pêle-mêle pleins de souvenirs d'images, sons, impressions dans un gloubi-boulga vaguement expérimental, dont il va très certainement tirer des éléments pour ses films suivants.
Voilà un élément absolument pas relevé par la plupart des critiques français à la sortie du film, ni familiarisé avec l'univers si particulier du réal et surtout pas avec le pays, la Thaïlande; car quoique l'on puisse en dire, rares sont les personnes, qui aient su saisir aussi justement leur pays à travers des sons, ambiances et instantanés, comme Apichatpong. Quiconque aura déjà visité ce pays et – plus important – se sera écarté du "circuit touristique traditionnel, en s'enfonçant dans les terres du Nord après quelques jours passées à Bangkok sera de suite happé par cette parfaite restitution de l'ambiance particulière à l'image, de l'omniprésence de la Nature, de l'explosion des couleurs, de "l'intrusion" de l'habitat humain, surtout par ces néons typiques blafards au milieu de nulle part, par ce rythme de vie langoureux…Quel bonheur…
Un autre élément totalement passé inaperçu par l'ensemble de la presse, c'est l'appartenance du film au "Primitive Project", une "exploration" du terme "Primitif" par l'artiste multi talentueux Apichatpong; car il ne faut pas oublier qu'avant d'être réalisateur, Apichatpong est tout d'abord un artiste, qui tente d'explorer différentes facettes de la vie par des sons, des photos et des courts expérimentaux. Avant de tourner "Oncle Boonmee", Apichtapong a travaillé des longs mois sur une installation artistique, qui a fait un petit tour du monde, qui est d'ailleurs passé à Paris et où l'on a pu découvrir plusieurs courts, dont l'envoûtant "Phantoms of Nobua" (des gamins jouent au foot avec un ballon en feu sur un ancien terrain dit hanté par les âmes de communistes morts au combat). Une expo, qui devrait préfigurer le projet de rêve d'Apichatpong sur le futur, mais un futur à la sauce Apichatpong: un futur, qui ne serait "plus" (dans une interview, il avait un jour abordé son idée de réaliser un épisode de "Star Trek", où l'on verrait le fameux vaisseau spatial échoué dans un désert, recouvert de sable). "Oncle Boonmee" fait donc partie de l'interrogation du réalisateur de ce qui a été, la vie de l'Oncle, qui est encore, mais n'est déjà plus, un souvenir en soi en quelque sorte, le furtif passage de la vie sur terre; bref, la parfaite prolongation de son précédent "Syndroms of a century", dans lequel le réal interrogeait la notion même du souvenir, depuis sa perception jusqu'à sa perpétuelle évolution.
A l'origine du film, un petit livret (tiré à quelques exemplaires et offert gratuitement par son auteur de moine, qui y décrit son étrange rencontre avec un fidèle en 1983, qui lui avait relaté en détails sa précédente vie sur terre. Une pensée commune en Thaïlande, où la plupart des personnes de croyance bouddhiste croient en la réincarnation; en revanche le cas de personnes capables de (soi-disant) se remémorer en détails leur précédente vie est beaucoup moins courant. Apichatpong est allé à l'encontre d'autres personnes, puis a mouliné les expériences recueillies avec ses propres souvenirs.
Il s'est donc rappelé sa propre enfance, les endroits où il a grandi (le Nord, région "à part" de la Thaïlande, culturellement, linguistiquement et dans la perception des autres habitants du pays), ses influences passées. On retrouve des séquences dignes de l'approche des anciennes bandes-dessinées et la fameuse séquence du dîner du début du film a été réalisé selon les modes de réalisation des soaps thaïs tournés en 16 mm au cours des années 1980s. Cela peut désarçonner, certains parlent d'une image et d'un son "bâclés" en ne possédant pas forcément ces références culturelles absolument nécessaires pour parfaitement décrypter l'univers finalement très hermétique du réalisateur.
D'ailleurs Apichatpong s'amuse beaucoup dans la mise-en-scène de l'"Oncle Boonmee", d'une manière, comme on ne l'avait plus vu depuis son "Mystérieux objet…". Son film est divisé en six segments de 20 minutes. La première partie est très réaliste, quasi documentaire, en faisant découvrir Boonmee. La seconde est la fameuse scène du dîner et l'apparition des morts, tournée à la manière des soaps thaïs. La troisième revient à une approche beaucoup plus spontanée, très réaliste, tandis que la 4e est à nouveau surréaliste, l'histoire du conte de la princesse, inventée de toutes pièces par le réal, mais qui puise beaucoup dans la mythologie thaïe, notamment dans le fait d'un personnage aristocrate dans un milieu naturel et parlant librement avec des animaux. Après l'onirisme, le surréalisme avec ce curieux passage dans la grotte, qui est finalement le retour à la source par excellence: les personnages rentrent dans les "entrailles" de la terre, retournant comme dans un ventre maternel (pou mieux y mourir), alors qu'à l'image, la mise-en-scène prend l'apparence d'images projetées sur les murs de la caverne, comme les premiers dessins de nos ancêtres préhistoriques…
Le film aurait très bien pu s'arrêter là, mais comme toujours avec Apichatpong, on assiste à une curieuse rupture, en se replaçant dans une petite chambre de motel en plein centre d'une grande ville. Tout juste le bonze fait-il le lien avec l'idée d'un endroit plus "calme" et posé…mais le tour de force ultime d'Apichatpong, c'est que les trois personnages de cette séquence sont les acteurs de son tout premier long-métrage de fiction….La conclusion même de son film est un retour aux sources pour le réalisateur, qui termine de décrire une boucle toute personnelle, que soit il élargira avec son premier, soit constituera un nouveau pas en avant dans sa carrière.
Il y aurait aussi énormément de choses à dire sur la bande-son, en apparence aussi brute, que celle de "Serbis" jadis décriée à Cannes comme étant "non mixée", alors que se cache un travail d'orfèvre. Les sons de la Nature y sont omniprésents, la Nature (la vie) prenant le dessus sur le monde (des vivants); mais à écouter de plus près, Apichatpong et ses ingénieurs de son ont isolé certains bruits d'insectes et animaux selon les séquences, en en accentuant (ou réduisant) leur présence. Et comme dans certains de ses premiers courts, Apichatpong s'amuse parfois à mélanger certains sons du Sud de la Thaïlande (ou d'autres régions) pour les plaquer sur des images du Nord pour accentuer ce sentiment de dépaysement, de délicieux décalage absolument pas cernable pour le conscient humain.
En torchant ces quelques lignes, je me rends une nouvelle fois compte de l'extrême richesse de l'œuvre d'Apichatpong, qui – à l'instar de ses "effets spéciaux" semble toujours rendre un travail extrêmement simple et minimaliste, mais qui cache une incroyable démarche intellectuelle et un énorme travail. On adhère évidemment ou non; mais réussir à brosser un tableau entier en quelques traits de pinceau, à l'instar d'un Cockteau ou d'un Picasso revient pour moi de le comparer aux traits d'un génie.